À rebours des idées reçues, le tableau qui se dessine, en matière de rémunération des entrepreneurs est celui d’une majorité de dirigeants fragiles, mais structurés. C'est un des grands enseignements du nouveau baromètre de Dougs, comptaTech lyonnaise qui accompagne plus de 30 000 entrepreneurs.
Alors que le gouvernement envisage une révision de la flat tax et que certains acteurs suggèrent également de reconsidérer le régime mère-fille, la publication de ce baromètre intervient à un moment stratégique. En mettant en évidence la vulnérabilité économique de nombreux entrepreneurs, il souligne un angle mort du débat public : les dirigeants de très petites entreprises ne sont pas des rentiers, mais des acteurs essentiels de l’économie, structurant leur rémunération de manière flexible, souvent en dehors des schémas traditionnels.
Plus d’un dirigeant sur deux ne se paie pas
En s’appuyant sur les données comptables réelles de plus de 20 000 SASU et EURL clientes, l’étude documente avec précision la réalité économique des dirigeants de TPE. 53 % des entrepreneurs n’ont perçu aucune rémunération en 2024. Loin d’être marginal, ce chiffre reflète un modèle d’amorçage soutenu par les dispositifs publics : 62 % des dirigeants non rémunérés bénéficient de l’Aide au Retour à l’Emploi (ARE), utilisée comme levier pour tester un projet.
Pour Patrick Maurice, cofondateur de Dougs, ces résultats illustrent une réalité trop souvent ignorée : “Ce système permet aux entrepreneurs de se lancer, d’expérimenter et de valider leur projet sans risque immédiat. Contrairement à une idée répandue, beaucoup d’entre eux ne vivent pas de dividendes ou d’optimisation fiscale : ils se battent pour créer de la valeur et trouver leur marché. C’est un modèle fragile, mais indispensable à l’innovation et au renouvellement économique.”
Parmi les dirigeants qui se rémunèrent, le revenu médian s’établit à 21 631 euros par an, soit 21 % de moins que le salaire médian français. Cette moyenne masque toutefois de fortes disparités : les dirigeants rémunérés exclusivement en salaire, majoritaires, ne perçoivent qu’une médiane de 15 017 euros, tandis que ceux combinant salaire et dividendes atteignent 29 000 euros. À l’autre extrémité du spectre, les profils les plus établis, rémunérés uniquement en dividendes, montent à 51 998 euros.
Des inégalités sectorielles et temporelles fortes
La rémunération dépend fortement du secteur d’activité. Dans l’informatique, elle atteint 40 132 euros, contre 25 510 euros dans le conseil, 24 069 euros dans l’architecture et l’ingénierie. Dans le commerce, l’artisanat ou le BTP, les rémunérations restent largement sous les 15 000 euros. Les marges, les charges fixes et les dynamiques de marché influent fortement sur la capacité à se verser un revenu.
L’ancienneté apparaît comme un facteur clé de progression. Un dirigeant en activité depuis moins de 18 mois perçoit en moyenne 11 754 euros, alors qu’après cinq ans, la rémunération moyenne approche 24 000 euros. Cette montée en puissance ne tient pas seulement à la croissance du chiffre d’affaires : elle reflète une évolution personnelle et stratégique. Au fil des années, les entrepreneurs apprennent à se positionner, à stabiliser leur modèle économique, et à utiliser les mécanismes financiers (rémunération, dividendes, charges, arbitrages) avec davantage de confiance et de méthode.
Patrick Maurice résume cette transition avec une formule : “Cinq ans, c’est l’adolescence de l’entrepreneur. Il s’est fait avoir une ou deux fois, et il commence à comprendre deux, trois trucs.” À ce stade, l’entreprise n’est pas encore mature, mais elle sort de l’expérimentation. Les choix deviennent plus structurés, et la rémunération cesse d’être une variable d’ajustement pour devenir un indicateur de pérennité.
Vers une logique patrimoniale assumée
Après cinq ans d’activité, beaucoup de dirigeants adoptent une logique plus patrimoniale. L’entreprise devient un actif à structurer, plutôt qu’un simple moyen de se rémunérer. Holdings, SCI et montages hybrides se multiplient, souvent pour stabiliser des revenus encore irréguliers. Selon Dougs, un dirigeant doté d’une holding active perçoit en moyenne 23 731 €, montant porté à 29 737 € lorsqu’une SCI est intégrée soit 13 % au-dessus de la médiane nationale.
Pour Patrick Maurice, ce changement marque un passage de maturité : “Au bout de quelques années, ils comprennent que leur entreprise n’est pas seulement ton travail, mais un actif. Et ils commencent à structurer.” Ces montages ne sont plus l'apanage des grandes sociétés ou des dirigeants fortunés, mais une réalité croissante chez les TPE, parfois par nécessité plus que par choix. “La nouvelle génération d’entrepreneurs ne fera jamais plus comme la précédente. C’est fini. Elle a perdu espoir.” Ce basculement révèle un manque de confiance dans les modèles traditionnels d’emploi et de protection sociale, qui pousse les dirigeants à composer eux-mêmes leur sécurité financière, via les dividendes, l’optimisation de charges, et la détention immobilière ou de sociétés relais. “On croit que les dividendes, ce sont des actionnaires ultra riches. Mais pour beaucoup, c’est juste ce qui permet de vivre. Vouloir tout contrôler, c’est risquer d’étouffer l’économie.”
Derrière ces données, le baromètre révèle une France entrepreneuriale pragmatique, structurée, mais encore fragile. Loin d’une logique d’accumulation, ces dirigeants font le choix du temps long, acceptant parfois de différer ou réduire leur rémunération pour construire un projet durable. Comme le résume Patrick Maurice :“L’entrepreneuriat n’est pas une question de fric.”