Construites sur le modèle décentralisé de la blockchain, les ICO semblent offrir de belles promesses pour le financement des entreprises innovantes. Pour autant, le manque d’encadrement et les droits qu’elles octroient aux investisseurs de la première heure posent de vraies questions. Ludovic Denis, Venture Partner chez Seventure Partners, apporte quelques éléments de réponse.

Le sens de l’Histoire peut-il dépendre du choix d’une formulation ? Les token sale ou token generating event, premières dénominations des ICO, ressemblaient à un sabir d’initiés dont même certains spécialistes des technologies de l’Internet ou des services financiers ne comprenaient pas le sens. Le terme ICO, faisant écho au terme d’IPO (Public Initial Offer) présente une capacité d’évocation bien plus forte, à même d’attirer les regards des investisseurs professionnels, des boursicoteurs, des startups pressées et… des médias.

Ajoutez à cela une étude publiée par Goldman Sachs le 8 août qui révélait que, depuis juin, les ICO ont permis aux entreprises numériques de lever plus d’argent que les traditionnelles levées de fonds auprès des venture capitalists early stage, et vous comprenez mieux le buzz : tout un chacun peut lever dans son coin des montants faramineux sans passer par les fourches caudines des marchés réglementés. De plus, toutes ces opérations étant honorées en bitcoins, il ne vous reste plus qu’à rêver à de gigantesques systèmes de Ponzi abrités par le Darknet. C’est la conviction que Jordan Belfort (qui a inspiré le Loup de Wall Street) vient de partager dans le Financial Times du 22 octobre : les ICO sont à ses yeux "the biggest scam ever", à savoir la plus grande escroquerie jamais organisée.

Pourtant, d’autres financiers, à l’instar d’Albert Wenger d’Union Square Ventures, entrevoient dans les ICOs un "changement radical" capable de réformer complètement l’écosystème actuel du private equity et l’apparition d’un nouveau type d’actifs financiers. S’il est encore un peu tôt pour se forger un avis définitif, quelques points méritent réflexion et attention.

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ICO : quels actifs ? quelle(s) contrepartie(s) ? Quel(s) rendement(s) ?

Le recours à une ICO représente une option de financement intéressante pour une entreprise en recherche de capitaux et ne souhaitant pas transférer une partie de la propriété de son capital et donc modifier sa gouvernanceAu cours d’une ICO, une entreprise va en effet émettre des tokens (ou jetons) au travers d’une blockchain. Un token est un actif numérique pouvant être transféré (et non copié) entre deux parties sur Internet, sans nécessiter l’accord d’un tiers. Un bitcoin est, en ce sens, un token.

Dans le cas d’une ICO, le token ne représente pas une action de l’entreprise émettrice, mais plutôt un droit, par exemple d’usage du futur service que proposera l’entreprise. L’acquéreur a le choix de profiter du droit acquis une fois le projet réalisé, de conserver ce droit en vue d’un bénéfice plus grand dans le futur ou de le revendre en cours de vie du projet. Le token est donc un actif financier qui emprunte certaines caractéristiques du préachat, de la part sociale, voire de la monnaie sans être complètement l’équivalent de l’un des trois.

Dès lors, se pose la question du financement par ICO de projets particuliers, notamment dont le modèle économique est fondé sur l’effet réseau. Imaginez un instant que Facebook ait eu recours à ce mode de financement à son démarrage. L’achat d’un token vous aurait par exemple octroyé le droit de diffuser dans le futur une publicité sur l’ensemble des timelines des utilisateurs du réseau social. Il va sans dire que la valeur du token aurait décuplé avec le nombre d’utilisateurs du réseau. Et comme personne n’avait prévu qu’il dépasserait un jour le milliard… D’aucuns y voient le meilleur moyen de récompenser les utilisateurs pionniers, indispensables à la construction du succès.

Enfin, se pose naturellement la question de la nécessaire régulation des opérations d’ICO. À ce jour, elle repose sur le principe d’auto-régulation de la part de ses acteurs, inspirés par la gouvernance de l’Internet et de ses sous-jacents libertariens. Ainsi, on ne parle pas de prospectus comme lors d’une opération en Bourse, mais de white papers, ni de board mais d’équipes fondatrices et d’advisory board. Quant aux comptes certifiés, ils sont remplacés par l’obligation de transparence et d’évaluations effectuées par des sites d’information tiers.

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Est-ce suffisant ? Les régulateurs américain et canadien assimilent les tokens à des securities, et par là considèrent qu’ils pourraient être soumis au droit des titres financiers. La FCA anglaise a, quant à elle, mis en garde les investisseurs sur les risques associés aux ICO. Les enjeux réglementaires immédiats portent sur le respect par les émetteurs des obligations relatives à la connaissance de leurs clients et à la lutte contre le blanchiment de capitaux et contre le terrorisme.

Quelles régulations ?

À l’instar de la monnaie bitcoin, les tokens émis par des entreprises ou des associations apparaissent néanmoins comme une utilisation innovante et prometteuse des systèmes de confiance introduits par la technologie blockchain, susceptible de réformer radicalement l’industrie du private equity. Il reste cependant à régler l’encadrement juridique et réglementaire de ce nouveau mode de financement dont notamment son impact sur la gouvernance de l’entreprise qui y a recours.

Du côté des investisseurs, deux sujets posent en effet question et devront être traités d’une manière ou d’une autre par les instances de réglementation. :

  • la liquidité éventuelle offerte aux investisseurs qui repose sur l’existence effective d’une animation du marché des tokens une fois ceux-ci émis;
  • le fait que l’ICO ne permette pas d’encadrer la manière dont les fonds récoltés vont être utilisés par une association des investisseurs à la gouvernance de l’entreprise.

Dans tous les cas, l’absence de recul juridique et réglementaire est un frein pour les investisseurs. Le choix de la blockchain sous-jacente représente notamment une question difficile, car la pérennité de toutes les chaînes existantes est loin d’être garantie.

ICO : décentralisées, oui... immatures, aussi !

Le problème majeur des ICO est la dissonance entre les attentes des investisseurs qui y participent, telles qu’un rendement attractif et liquide (mais au prix d’une forte volatilité) et les projets qui en font l’objet. En l’occurrence, des sociétés en gestation qui ont besoin d’un temps incompressible pour se développer.

Les sociétés qui réalisent des ICO n’échangent pas de titres de propriété, c’est le principe même du mécanisme. Par conséquent, la société émettrice n’a presque pas de frein quant à l’émission d’un maximum de jetons (donc d’argent reçu) lors de l’ICO. C’est ce qui constitue la différence fondamentale avec une augmentation de capital classique, selon laquelle, plus le montant levé est important, plus le pourcentage de capital cédé en contrepartie est élevé (à valorisation égale). Par conséquent, certains investisseurs, par peur de manquer un succès retentissant ou par pure spéculation, n’hésitent pas à souscrire en masse aux ICO.

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De fait, les sommes levées par ce mécanisme sont aujourd’hui déconnectées des besoins réels nécessaires des projets. Cet excès de liquidité à destination de projets encore loin de pouvoir réaliser toutes leurs promesses est une anomalie qui sera, tôt ou tard, corrigée au détriment des investisseurs et des projets.

Pour que ce nouveau mécanisme de financement puisse perdurer dans le temps, il est important de remettre en phase les attentes des investisseurs et la nature des projets. Le processus de création de valeur prend du temps même pour les sociétés les plus innovantes. Les entrepreneurs et investisseurs doivent garder cela à l’esprit, pour éviter les désillusions des ICO dont les promesses non tenues ne manqueront pas de défrayer la chronique.