Outils et conseils par Aurélien De Nunzio
29 septembre 2019
29 septembre 2019
Temps de lecture : 14 minutes
14 min
8930

Notre deuxième pivot : rentabiliser plutôt que scaler

Aurélien De Nunzio, cofondateur et CEO de Permettez-moi de construire, revient sur le second pivot de sa startup et de ce que cela a eu comme conséquences sur son activité.
Temps de lecture : 14 minutes

Article initialement publié le 4 septembre 2018

Pour faire suite à mon premier article décrivant notre premier pivot intervenu en décembre 2017, qui consistait a recentrer toute l’organisation de l’entreprise sur un seul et même service (le permis de construire facilement), je me lance dans l’écriture d’un second article pour décrire notre second pivot important, intervenu en avril 2018.

Nous allons dans cet article parler de modèles économiques. Pour comprendre le cheminement de notre modèle économique et les erreurs qui ont été faites, il est important de bien comprendre la genèse de Permettez-moi de construire.

Génèse du projet

En 2014, alors étudiant en économie de la construction, je fais le constat que les démarches administratives et réglementaires représentent l’un des principaux obstacles à la réalisation des projets d’habitat pour les particuliers, en discutant avec un de mes professeurs qui m’informe que chaque année, il a des étudiants qui réalisent des dossiers de permis de construire pour des particuliers, de manière non déclarée. Je m’informe alors un peu sur ce qu’est un permis de construire, sur la réglementation française, sur tous les tenants et aboutissants de ce sujet, je regarde les acteurs en place et je décide de lancer moi aussi un service qui résout ce problème. Absolument pas dans une démarche de création de startup à cette époque, je lance un premier service en mode agile : j’ouvre un statut d’auto-entrepreneur, je crée un premier site avec des outils très simples (instapage, wordpress, typeform, zapier, etc.), je brainstorme sur le nom de l’entreprise et je finis par le trouver : Permettez-moi de construire. Je dépense quelques euros pour créer un premier logo avec un graphiste et me voilà prêt. Prêt à avoir des premiers clients. Je n’ai à ce stade jamais réalisé de dossier de permis de construire de ma vie, bien qu’ayant abordé le sujet pendant mon cursus. Je lis également énormément de contenus en ligne et de livres sur le marketing, les relations presse, le web, le SEO, le SEA, les startups, l’écosystème, je rencontre beaucoup de gens via des meetups, je m’inscris dans un organisme d’accompagnement à la création d’entreprise. Je lance quelques premières campagnes adwords en me positionnant sur le mot clef principal “permis de construire”, également quelques annonces payantes sur les pages jaunes et quelques jours après : me voilà avec mes premiers leads. Je signe mon premier contrat avec un membre de ma famille qui s’apprête à construire sa maison individuelle, il décide de me faire confiance, je réalise mon premier dossier de permis de construire.

Les douzes mois suivants ce premier contrat, je réalise en parallèle de mes cours et le week-end, une dizaine de dossiers de permis de construire en facturant ma prestation 1000 euros en moyenne.

À ce stade, Permettez-moi de construire tourne comme un petit bureau d’études techniques, je propose également d’autres services en rapport avec l’économie de la construction (chiffrages de chantiers, etc.) Un an et demi après et arrivé au terme de ma formation supérieure en économie de la construction, je fais le constat que ce qui me plait VRAIMENT n’est pas l’aspect technique de l’économie de la construction (je ne voulais pas finir technicien supérieur dans un bureau d’études triste à pleurer). Ce qui m’anime vraiment, c’est de développer l’entreprise petit à petit, de la médiatiser (un mois après le lancement, un chouette article du journal Les Échos et un reportage France 5 saluaient le service), de convaincre les gens de me suivre, de pitcher ma solution, de networker, de créer une marque, de réfléchir à une stratégie marketing, etc.

Je décide pour autant de poursuivre mon cursus d’études en postulant dans une école de commerce. Je suis admis en Bachelor in Business Administration à EDHEC Business School, formation dispensée en alternance. Ce qui n’était pas gagné pour un profil avec un cursus comme le mien (formation professionnelle : BEP, BAC professionnel et BTS) Je me met en quête de trouver une entreprise d’accueil pour suivre cette formation en alternance. Après avoir envoyé un message sur Linkedin à la première personne trouvée travaillant au sein du groupe ADEO (Leroy Merlin, Bricoman, Zodio, etc.), je suis convié à un entretien au siège du groupe. Je me retrouve devant le directeur financier du groupe et après avoir discuté de mes projets, celui-ci me propose de rejoindre Leroy Merlin France, pour y effectuer mon alternance mais surtout pour incuber et faire mûrir Permettez-moi de construire. J’accepte cette superbe proposition.

Commence alors une alternance / incubation de deux ans. Je suis au départ tout seul sur le projet puis je m’associe avec mon cousin six mois après. Je ne vais pas m’étendre sur cette période d’incubation puisque je l’ai déjà décrite dans cet article.

Le modèle économique de base

Jusqu’ici, le modèle économique de Permettez-moi de construire est un modèle d’agence, une vente directe de service. Nous réfléchissons à comment industrialiser notre modèle, le rendre scalable et accessible partout en France. En somme, de passer d’une idée validée à un vrai business. Nous décidons alors de créer une marketplace et de développer un réseau de “facilitateurs” dispersés un peu partout en France. Notre mission est alors de générer des leads, de vendre notre service et de déléguer la partie production des dossiers de permis de construire à ce réseau de facilitateurs puis de prélever une commission sur les transactions réalisées entre les clients et les facilitateurs. Ce réseau de facilitateurs est alors composé d’architectes et de dessinateurs en bâtiment.

Pendant environ un an, notre modèle repose sur ce réseau national de facilitateurs. Nous générons des leads, vendons notre service et proposons la mission au facilitateur le plus proche du client. Nous décidons de ne pas développer de tech à ce stade et de gérer les mises en relations en mode artisanal. Le facilitateur désigné se déplace sur les lieux du projet pour partir à la rencontre du client, pour effectuer des prises de mesures et de photos et pour contractualiser avec le client sur la base de la proposition établie par notre équipe. Il est ensuite en charge de constituer le dossier de permis de construire et d’accompagner le client jusqu’à ce qu’il soit accordé par l’administration, le tout en gérant les relations avec les mairies, services instructeurs, etc.

Mais on se rend vite compte des limites et contraintes de ce modèle :

  • Le réseau de facilitateurs : notre valeur se perd, notre temps et notre énergie aussi

Premier problème avec ce réseau de facilitateurs : il est difficile de trouver le bon positionnement. Notre réseau de facilitateurs est constitué d’architectes et de dessinateurs en bâtiment. Deux professions différentes dont une qui est réglementée et qui ne fonctionnent pas de la même manière. Ils n’ont pas les mêmes objectifs, ne pratiquent pas le même travail mais nous leur demandons la même prestation qu’ils sont capables de réaliser : la constitution de dossiers de permis de construire. Nous les appelons les facilitateurs car ils facilitent l’obtention des permis de construire en mixant urbanisme, dessin, conseil, lobbying, etc. On ne met pas en relation les clients avec des “architectes” ou des “dessinateurs en bâtiment” pour leurs besoins d’architecture mais avec des facilitateurs, car leur besoin est d’obtenir plus facilement l’accord de la mairie pour leur permis de construire. Nous avons besoin de ces deux professions car certains de nos projets nécessitent le recours obligatoire à un architecte (surfaces réglementaires créées supérieures à un certain seuil) alors que d’autres projets ne le nécessitent pas. Ces deux professions ne pratiquent également pas du tout les mêmes tarifs pour la même prestation car leur responsabilité et leurs coûts ne sont pas les mêmes, cela complique encore plus le positionnement prix de la marque. Au départ, nous consultions chaque facilitateur pour connaitre sa proposition de tarif avant la prise en charge d’une mission. Cela compliquait la transformation de nos prospects en clients car nous devions attendre que le facilitateur réponde à l’appel d’offre pour connaitre le prix de ce que nous vendions… Nous constations également d’énormes différences de prix entre les facilitateurs et entre les régions, difficiles à justifier auprès des clients. Par la suite, nous avons cadré nos prix en imposant des forfaits aux facilitateurs, libre à eux d’accepter ou pas les missions.

Ce réseau de facilitateurs était composé d’humains, tous différents, dispersés sur toute la France, qui ne font pas partie intégrante de Permettez-moi de construire. Il nous prenait énormément de temps et d’énergie et ne nous permettait pas de maîtriser une grande partie de l’expérience que nous proposions. Nous ne maîtrisions pas vraiment la relation qu’avaient les facilitateurs avec nos clients, leurs délais de production des dossiers de permis de construire, leur sérieux (bien qu’ils aient été sélectionnés au préalable, nous avons eu quelques surprises : facilitateur qui insulte ou menace un client, qui refuse de continuer une prestation, qui refuse de nous payer notre commission, etc.)

Comme détaillé dans l’article du précédent pivot, nous avons su actionner les bons leviers et renoncer a pas mal de choses pour générer des leads. Après le premier pivot nous avions désormais pléthore de leads, mais :

  • Nous ne savions pas vendre notre service : focus sur le comment et non le pourquoi

Nous avons assez rapidement décelé que pour vendre notre service, une partie humaine “experte” était indispensable. Nous avons réalisé quelques tests pour vendre notre service sans passer par un appel téléphonique mais cela ne s’est pas avéré concluant : il s’agit de projets de travaux parfois conséquents (comme en témoignent les publications de projets de nos clients), nos clients ont besoin d’expertise et de réassurance humaine. Cependant quand nous appelions nos leads, nous ne vendions pas de la bonne manière. Au premier appel téléphonique, nous indiquions le prix de notre prestation et cela faisait basculer le tout dans une expérience transactionnelle et non émotionnelle. In fine, ce que nous vendons n’est pas la consitution de dossiers de permis de construire, mais la réalisation de projets d’habitat, de projets de vie. Pourquoi un client décide de déposer un permis de construire ? Pour s’amuser ? Car il adore l’administratif ? Pour faire des travaux ? Non. Pour être bien dans son habitat et en profiter avec sa famille et ses amis, et cette démarche est le premier barrage sur le chemin qui le mène à ce pourquoi et risque de mettre en péril tout son projet.

Nous commençons alors un travail de coaching sales avec un coach : Arthur de Conihout. Nous faisons le constat ensemble que nous n’avons pas du tout établi de process commerciaux et que nous n’avons pas de culture commerciale ! Nous travaillons avec Arthur pendant plusieurs mois, reprenons tout à la base, nous apprenons les techniques de ventes de base et SURTOUT, nous apprenons à nous intérésser et nous focaliser sur les PROBLÈMES que rencontrent les gens et arrêtons de parler de notre solution… Quel problème rencontre cette personne ? Qu’est ce qui est important pour cette personne ? Pourquoi cette personne veut construire une extension de sa maison ? Car elle agrandit la famille ? Car un membre de la famille travaille de la maison et a besoin d’une pièce supplémentaire ? Que va-t-il se passer si cette personne n’obtient pas son permis de construire et est forcée de décaler la réalisation de son projet ? Nous apprenons à qualifier au maximum le problème rencontré, à poser des questions, à ne pas sauter d’étape du processus de vente. Ce qui est vraiment important, ce sont les problèmes que les gens rencontrent, le reste : c’est de la merde. Nous apprenons également que la seule chose qui fonctionne c’est le contact d’humain à humain, on oublie nos e-mails inutiles et décrochons nos pu**** de téléphones. Arthur nous permet de prendre du recul sur notre manière de vendre et de construire notre propre process commercial. Nous participons à de nombreuses “phoning sessions” avec d’autres entrepreneurs pour s’entraider sur les techniques de vente. Nous reproduisons le modèle avec notre propre équipe pour que tout le monde se rende bien compte des problèmes que nos clients rencontrent. Tout le monde prend son téléphone et appelle les clients, même les stagiaires. Les résultats arrivent très vite.

  • Le modèle marketplace n’est pas adapté à notre business

Comme évoqué dans l’article du premier pivot, notre service n’est pas un service récurrent : on ne demande pas un permis de construire plusieurs fois par mois. Le modèle marketplace à la “Uber” (plateforme + réseau d’indépendants) ne peut donc pas fonctionner car la commission prélevée une seule fois sur un client est en moyenne de 100 €. Il faudrait faire des dizaines de milliers de permis de construire pour atteindre une rentabilité. Également, comme dans toute marketplace, une des difficultés est d’équilibrer l’offre et la demande, le nombre de facilitateurs et le nombre de clients. Nous avions de grosses difficultés à recruter des facilitateurs de qualité sur tout le territoire français. Nous n’étions parfois juste pas en capacité de répondre car nous n’avions pas de facilitateurs à proximité du projet.

À ce stade nous générons désormais beaucoup de leads et nous savons vendre notre service. Sauf que notre chiffre d’affaires reste ridicule car nous continuons à prélever 15 % de commission sur les transactions réalisées entre nos clients et facilitateurs. 85 % de notre valeur part en fumée, dans la nature.

Assez. De toute façon ce model de marketplace n’est pas adapté à notre business pour raison de non-récurence et nous le savons depuis le début, tout notre temps est absorbé par la gestion du réseau pour en bout de chaîne ramasser des miettes.

Nous faisons également le constat que nous pourrions être capables de produire les dossiers de permis de construire de nos clients à distance, sans jamais devoir se déplacer sur les lieux du projet car nous avons suffisament d’informations sur les projets : les particuliers qui font appel à notre service ont des projets pour la plupart déjà bien ficelés, ils veulent désormais qu’on leur lève cet obstacle administratif. Contrairement à ce que nous pensions, il n’y a pas vraiment de relation commerciale qui passe par les facilitateurs qui se déplacent. Cette visite sur les lieux est purement pratique : réaliser des prises de mesures, de photos et contractualiser avec le client. Les outils digitaux disponibles, ceux que nous développons, ainsi que les photos que les clients nous envoient nous permettent d’avoir toutes les mesures indispensables à la réalisation du dossier de permis de construire.

La décision est prise : nous supprimons purement et simplement notre réseau national de facilitateurs, sinon nous courons à notre perte.

Nous décidons alors de développer en interne notre propre équipe de production composée de facilitateurs.

Le premier nous rejoint en mai, le second en juin et le troisième en juillet. Nous maîtrisons désormais toute notre chaine de production et sommes capables désormais de générer nos propres leads, de vendre notre service en encaissant 100 % de notre valeur et de produire nous même. Oui, nous sommes revenus sur le business model qu’a connu l’entreprise à sa naissance, le plus simple et le plus adapté au business.

Notre chaîne de production :

Marketing (leads generation) — Sales (vente du service) — Production(production des dossiers) + Tech en transversal

Oui, l’internalisation de ces facilitateurs augmente nos charges car ces personnes deviennent salariés. Notre business en général n’est de base pas ultra-scalable alors autant ne pas essayer de l’être inutilement et générer du cash. La digitalisation d’une partie de notre processus, l’accès à l’open-data et l’automatisation de certaines tâches vont progressivement rendre le modèle plus scalable et l’expérience plus fluide.

L’internalisation de notre production a permis de faire passer le chiffre d’affaires de 3000 € à 20 000 € par mois et devrait attendre rapidement 40 000 euros par mois.

Pour l’heure, nous préférons construire une boite qui répond à un RÉEL besoin, construire une formidable expérience appréciée par nos clients et générer un chiffre d’affaires conséquent et utiliser la tech comme un moyen de rendre cette expérience meilleure chaque jour plutôt que s’entêter à rendre la boite scalable À TOUT PRIX alors que notre business ne s’y prête pas. Cela nous a fait passer à côté de financements de VC, nous fait passer à côté de financements de VC et nous fera passer à côté de financement de VC qui recherchent des projets “full tech, scalable et global”, mais ça n’est pas grave, une seule chose permet de pérénniser une entreprise : MAKE CASH FROM CUSTOMERS, et c’est ce que nous faisons.

Retrouvez le post d'Aurélien de Nunzio sur Medium

Partager
Ne passez pas à côté de l'économie de demain, recevez tous les jours à 7H30 la newsletter de Maddyness.