Tribunes par Michel Nizon
1 octobre 2019
1 octobre 2019
Temps de lecture : 7 minutes
7 min
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Quand l'État s'exerce à l'élevage de licornes avec le Next40

Le Next 40 n'a pas fini de faire couler de l'encre. Aujourd'hui, Michel Nizon revient sur la maladresse avec laquelle, selon lui, a été créé cet indice de la French Tech pour élever des licornes.
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Le rapport de Philippe Tibi de 57 pages, intitulé Financer la quatrième révolution industrielle, publié le 19 juillet 2019 est disponible en téléchargement gratuitement. Il commence par poser un diagnostic sévère. Le monde comptait à la mi-juillet 2019 372 licornes mais seulement 5 en France, soit 1,34% : BlaBlaCar, Deezer, DoctolibMeero et OVH.

Un écosystème français à la traîne ?

Il est communément admis qu’une licorne désigne une startup non cotée, valorisée au moins un milliard de dollars par ses actionnaires privés et parfois publics, lors d’un énième tour de table. Les 5 dénominations sonnent presque toutes américaines mais elles n’ont pas réussi pour autant, à percer sur le marché le plus compétitif de la planète, qui représente l’équivalent du bassin olympique pour nos apprenties championnes internationales. Aucune de ces entreprises n’a su y conquérir une position de leadership.

J’ai toujours en tête une définition beaucoup plus restrictive de la licorne et surtout, qui résisterait mieux à tout éclatement d’une bulle financière prochainement…

Une licorne est une startup de moins de 10 ans qui réalise au minimum un chiffre d’affaires d’un milliard de dollars.

Aucune de nos licornes n’a atteint à ce jour ce niveau de revenu à la différence d’autres startups, qu’elles soient chinoises ou américaines. Vous comprendrez mes interrogations !

On ne retrouve que 13 sociétés françaises cotées au NASDAQ (Avadel Pharmaceuticals, Cellectis, Criteo, DBV Technologies, EDAP TMS, Erytech Pharma, Genfit, Orange, Sanofi, Schlumberger, Sequans Communications, Talend et Total), contre 95 israéliennes. C’est le pompon du mauvais élève que nous sommes devenus collectivement .

Toujours selon l’auteur, professeur de finance à l’École Polytechnique, la liste des 100 plus grandes entreprises numériques cotées établie par Forbes en 2018 comporte 49 sociétés américaines, 14 chinoises et uniquement 12 européennes dont une seule française (Dassault Systèmes). Je me permets de rajouter que Dassault Systèmes n’existerait sans doute pas dans ce classement, sans son partenariat avec IBM. Il lui a permis de bénéficier lors de ses premières années (elle est née en 1981), de la force commerciale de l’entreprise américaine (plus de 1 000 commerciaux à cette époque, rien qu’en France).

Je suis d’accord avec le constat de Philippe Tibi, bien qu’il soit incomplet. L’importance de la maîtrise d’un excellent marketing outre-Atlantique est ignorée ainsi que les difficultés de surmonter 24 langues différentes pour atteindre 100% du potentiel européen.

Malgré ces deux oublis, l’enseignant également polytechnicien, souligne avec une immense pertinence

"Nous souhaitons réparer une défaillance de marché par des mécanismes de marché. Notre conviction est enfin qu’il [faut] corriger une défaillance de marché par des mécanismes de marché et non par l’injection massive de fonds publics"

Ce souhait et cette conviction sont légitimes mais ils se heurteront à la réalité culturelle d’une France entrepreneuriale plus que jamais sur-administrée. Dans son tableau page 19, nous pouvons découvrir les 29 entreprises françaises qui ont levé plus de 50 millions d’euros depuis 2015.

Nous retrouvons la plupart d’entre elles dans le nouvel indice

L’ambition des représentants du sommet de l’État s’affiche déjà avec le titre du document, publié le 18 septembre 2019 à cette occasion : "Faire émerger des leaders technologiques de rang mondial".

Nous saurons tout par sa lecture, sur l’outil afin d’y parvenir, le fameux Next40. L’objectif principal exprimé est de dépasser le nombre de 25 licornes à l’horizon 2025. J’ai bien peur que cela ne se décrète pas dans une économie de marché globalisée.

J’hésite à utiliser le terme de startups ou jeunes pousses, pour caractériser des entreprises qui ont dépassé allègrement la limite des 10 ans d’âge. C’est ce qu’a remarqué Philippe Nicolas dans un texte publié le 24 septembre 2019, dans Le Monde Informatique. Il y mentionne notamment l’année de création de certaines… (En gras les 3 licornes)

Ivalua ou OVH en 2000
HR Path et Veepee en 2001
Believe Digital créée en 2005
BlaBlaCar et Deezer en 2006
Devialet et TalentSoft en 2007
JobTeaser en 2008

Pour le profil de chacune des 40 “startups”, je vous renvoie à son tableau. Le risque est ÀMHA de transformer les entrepreneurs ainsi chouchoutés et indicés en courtisans. Difficile dans ces conditions de vouloir couper le cordon ombilical public. Jonathan Cherki, CEO de ContentSquare a affirmé : "Toute l’équipe ContentSquare est particulièrement fière de faire partie du Next40. C’est à la fois stimulant mais également rassurant pour nous de savoir que l’État va nous accompagner dans notre hyper-croissance. Se développer aussi rapidement avec des ambitions aussi fortes nécessite d’avoir une vision audacieuse et bien sûr de prendre des risques. L’accompagnement dont ContentSquare bénéficiera grâce au Next40 nous permettra de limiter ces risques". (extrait page 9)

Attention au contre-effet pervers de ce genre d’exposition privilégiée qui entoure quelques heureux élus. Des entrepreneurs déçus de ne pas figurer à ce palmarès pourraient être tentés par dépit, de franchir le Rubicon et de migrer sooner than later dans la Silicon Valley. Ne sous-estimons jamais leur quête infinie de considération. Elle constitue le moteur plus ou moins visible de nombreux créateurs.

Le nouvel indice n’est pas exempt de reproches sur les réseaux sociaux

Une des 40 startups, WYND (Thematic Group) créée par Ismael Ould, promet de virtualiser le tiroir-caisse des commerçants et restaurateurs en conformité avec la législation fiscale. Elle est au coeur d'une bataille avec le magazine En-contact suite à un article publié le 19 septembre 2019 qui dresse un portrait au vitriol de la jeune pousse. Interrogé par le Point, le fondateur dénonce " un tissu de calomnies ", mais le nom de la startup a largement circulé sur les réseaux sociaux ces derniers jours.

Autre point soulevé, la présidente du Next40, Céline Lazhortes, nommée par l’ancien secrétaire d’État Mounir Mahjoubi, est également actionnaire à titre personnel d’une des startups du Next40, Frichti.

L’indice Next40 était basée officiellement sur 3 critères de sélection dont les deux premiers activables automatiquement :

Critère de sélection #1 : sociétés technologiques non-cotées valorisées plus d’un milliard de dollars

Critère de sélection #2 : startups ayant réalisé une levée de fonds supérieure à 100 millions d’euros sur les trois dernières années

Critère de sélection #3 : chiffre d’affaires supérieur à cinq millions d’euros pour le dernier exercice, avec une croissance annuelle moyenne d’au moins 30 % sur les trois derniers exercices

Le 3ème critère est plus sujet à interprétations extérieures puisque plus rien n’oblige ces startups à publier leurs comptes annuels. Elles sont en général plus bavardes sur leurs levées de fonds successives.

J’espère pour la santé de l’Économie française, qu’il y avait bien plus de startups qui y répondaient mais qui n’ont pas fait partie du Next40

Date du rattrapage déjà connue

C’est pour cela que ces oubliées feront sans doute partie de l’indice FT120 qui contiendra 80 startups supplémentaires. La liste des rescapées à consoler devrait être connue dès janvier 2020. Je fais le vœu que des cafards y auront toute leur place car ils ont déjà remplacé les bébés licornes dans le plus prestigieux incubateur de startups au monde, le californien YCombinator.

Cette espèce de blattes préfèrera toujours le chiffre d’affaires associé à une rentabilité autosuffisante, à la lumière de levées de fonds spectaculaires.

Ce qui est certain, c’est que parmi cet indice, Ynsect n’est pas un cockroach. Elle a publié pour son exercice 2018, courageusement ou inconsciemment, un chiffre d’affaires de 85 400 euros au bout de 7 ans d’existence pour une perte nette de 15 316 900 euros. Elle a levé auprès de ses actionnaires l’équivalent d’un total de 172,3 millions de dollars d’après Crunchbase. Elle leur a promis en échange 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel à terme (page 9). Cette déclaration me rappelle une célèbre citation de Jacques Chirac en ces débuts de commémorations "Les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent."

Si vous êtes aussi sceptique que moi, vous pouvez toujours lire ou relire ce que j’écrivais sur Ynsect le 21 avril 2019, pendant la nouvelle campagne d’equity crowdfunding de sa concurrente Micronutris sur Wiseed. La guerre mondiale des substituts aux protéines animales ne fait que commencer !

À suivre…

Retrouvez d'autres articles sur le crowdfunding et l'écosystème tech sur le blog de Michel Nizon