Outils et conseils par Yohan Bitbol
28 mai 2020
28 mai 2020
Temps de lecture : 12 minutes
12 min
8870

Pourquoi j’ai fermé ma boite 10 jours avant la première levée de fonds

Mener un combat acharné pour lever des fonds, qui plus est, en plein Covid, et finalement tout arrêter. C'est le choix qu'ont fait Yohan Bitbol et Pierre-Louis Sauvaige, co-fondateurs de la startup Gentil Geek. Incapables d'assurer la promesse de rentabilité qu'ils s'étaient fixés, les associés ont préféré fermer leur entreprise.
Temps de lecture : 12 minutes
Partager
Ne passez pas à côté de l'économie de demain, recevez tous les jours à 7H30 la newsletter de Maddyness.

Le 5 mars dernier, quelques jours avant le début du confinement, mon associé et moi-même avions enfin réussi à réunir 300 000 euros auprès d’investisseurs et de business angels pour développer notre startup : Gentil Geek. Pourtant, ce même jour, nous avons pris la décision de refuser cet argent et de mettre fin au projet.

J’ai d’abord voulu écrire cet article pour faire un rapide bilan de notre aventure : un an d’entrepreneuriat rempli de rebondissements, de hauts et de bas valait bien de transmettre tout ce que nous avions vécu. J’espère surtout qu’il permettra ensuite aux (futur·e·s) entrepreneur·e·s de prendre du recul par rapport aux levées de fonds et à leur propre projet.

Les prémices du projet

Tout a débuté sur les bancs de l’ESCP il y a un an et demi. Avec mon futur associé , Pierre-Louis, nous faisions ensemble des missions de dépannage informatique pour gagner un peu d’argent et prendre la température du marché. Nos débuts ont été plus qu’encourageants puisqu’en quelques semaines, nous avions déjà plusieurs dizaines de clients acquis avec quelques flyers et beaucoup de bouche à oreille.

Durant cette période, nous avions décidé d’étudier aussi en parallèle le marché du dépannage informatique. Deux constats émergeaient de nos recherches :

  1. En France, il existait beaucoup d’acteurs mais aucun d’entre eux n’avait une proposition de valeur claire et transparente.
  2. Dans d’autres pays, plusieurs “tech-support companies” avaient réussi à imposer cette promesse et s’en sortaient plutôt bien (Hellotech, Puls aux États-Unis ou encore Techbuddy en Suède).

Pour ces raisons, nous avons créé Gentil Gee le 18 mars 2019.

Il se trouve que quasiment au même moment, nous avions été doublement lauréat du Prix Innover et Entreprendre de l’ESCP Europe avec ce projet. Cela nous a permis d’être incubés au Schoolab gratuitement pendant six mois et d’avoir un accès facilité à un prêt d’honneur. Bref, l’idéal pour se lancer !

Tous les voyants étaient au vert et peu après la création de l’entreprise, les fondations se sont donc peu à peu mises en place pour en faire une machine bien huilée :

  • Nous avions recruté nos premiers Gentils Geeks, des dépanneurs informatiques triés sur le volet pour leurs compétences techniques et pédagogiques.
  • Avec très peu de lignes de codes, un WordPress, son fameux thème Divi et beaucoup de Zapier nous sommes parvenus à créer un site internet ainsi qu’un parcours client fluide et complet.

Un besoin de se développer

Gentil Geek était présent uniquement à Paris et en Île-de-France pour le moment. Nous étions conscients que cela représenterait le plus gros de notre marché mais il était clairement dommage de ne pas aller proposer nos prestations dans d’autres villes de France.

Le seul problème est que nous avions la sensation d’être arrivés au bout du “Do things that don’t scale”.

  • Les automatisations par des logiciels sans code étaient certes performantes mais il y avait encore trop de choses réalisées manuellement qui nous faisaient perdre un temps précieux.
  • Par ailleurs, le fait de se développer dans d’autres villes moins peuplées et moins bien desservies que Paris imposait d’autres problématiques auxquelles seule la tech pouvait répondre.

Pour ces raisons, nous sentions qu’il nous fallait nous structurer et recruter absolument un CTO. La réussite d’une marketplace sans un profil tech est quasiment impossible.

Nos recherches nous ont rapidement fait comprendre que la promesse d’un beau projet ne suffisait pas pour convaincre un potentiel CTO de nous rejoindre. Il y a une réelle pénurie de profil tech et il est plus que difficile de convaincre sur un projet très early et sur une thématique peu sexy comme le dépannage informatique sans proposer en plus de rémunération.

Le problème est que nous ne dégagions pas assez de marge pour pouvoir recruter. Nous sentions donc que le moment était venu pour nous d’aller désormais lever des fonds.

La levée de fonds : de novembre 2019 à mars 2020

Nous avions matérialisé un besoin de 300 000 euros. Cet investissement devait servir à recruter, à sortir une nouvelle version de notre plateforme et à consolider nos process pour pouvoir ensuite se développer dans cinq nouvelles villes en France. Nous ne voulions plus nous lancer avec du “bric à brac” et nous avions même onboardé nos premiers Gentils Geeks à Toulouse. Durant les premières semaines de la levée, tout allait bien. Nous étions une start-up rentable (tout juste mais quand même rentable) en croissance qui avait besoin de cash pour accélérer.

Les premiers investisseurs n’étaient pas trop compliqués à aller chercher et une partie de la somme recherchée a rapidement été sécurisée. Ils croyaient en notre projet, à la traction des premiers mois et souhaitaient nous accompagner sur la durée. D’autres investisseurs hésitaient beaucoup plus. Ils trouvaient certes le sujet intéressant mais souhaitaient nous revoir dans quelques mois afin de valider leur prise de participation.

Dans ce sens, il est important de comprendre qu’une levée de fonds prend du temps et qu’il est nécessaire de continuer à “délivrer” en vue d’une potentielle seconde rencontre. Sauf que les plus les mois avançaient pour Gentil Geek, plus les obstacles se mettaient sur notre chemin.

1. La dépendance à Google

Le premier véritable coup de massue a été lorsque nous nous sommes rendus compte que toutes nos annonces payantes sur Google étaient automatiquement désactivées. Nous pensions qu’il s’agissait simplement d’un bug ou d’un problème de maintenance mais plus nous essayions de remettre nos annonces en ligne plus vite nos publicités étaient désactivées.

C’est à ce moment-là que nous avons appelé Google qui nous a gentiment expliqué que les annonces relatives au dépannage informatique n’étaient plus autorisées. Ils n’en savaient pas beaucoup plus. C’était une décision qui venaient directement de San Francisco en raison d'arnaques trop fréquentes dans cette industrie.

Des indépendants mal intentionnés faisaient de la publicité pour leur compte sur Google, effectuaient ensuite une première intervention et en profitaient pour installer sournoisement un virus sur l‘ordinateur du client. Le client rappelait donc ce même intervenant pour une seconde intervention pour résoudre son problème à un prix cette fois-ci exorbitant.

Voici le message que nous avons reçu :

98% de notre acquisition client passait par Google Ads. C’était quasiment un arrêt de mort qui était promulgué contre notre entreprise.

Pour rappel, Google c’est 94,1% des requêtes en France en 2017. Il est difficile de se passer de ce géant quand un business est en majorité dirigé vers les consommateurs.

2. Un Coût d’acquisition client qui s’envolait

Lorsque nous arrivions à publier nos annonces (il fallait pour cela recommencer à chaque fois nos campagnes de zéro) et passer entre les mailles du filet de l’algorithme, un autre problème apparaissait : le coût d’acquisition client augmentait drastiquement. C’est simple, il est passé d’une moyenne de 22,18 euros en avril 2019 à 42,56 euros en février 2020.

C’est là que les choses se compliquaient plus sérieusement. Nous n’étions plus du tout rentables et les chiffres le prouvaient. L’instabilité de nos annonces Google qui se supprimaient aléatoirement couplée à un coût d’acquisition client de plus en plus cher ont fait passer notre croissance mensuelle de 30% à 10% .

Nous avions évidemment pensé à d’autres canaux d’acquisitions mais chacun d’entre eux présentaient également des limites.

En voici quelques uns :

  • Facebook Ads. C’est un superbe canal pour améliorer la notoriété de notre entreprise mais il est largement plus compliqué ici de transformer ses prospects en clients. Cet outil est extrêmement difficile à maitriser et les coûts peuvent s’envoler très rapidement.
  • Les flyers représentaient une initiative peu ROIste. Si nous comptions l’impression plus la distribution, cela nous coûtait beaucoup trop cher pour des appels clients trop peu nombreux.

Nous commencions également à avoir suffisamment de recul pour nous rendre compte qu’il y avait peu de “repeat” chez nos clients. Seulement 8% d’entre eux avaient repris une intervention, beaucoup trop faible pour une entreprise à majorité orientée en B2C.

Ils étaient certes contents de notre service mais n’étaient pas pour autant prêts à payer chaque semaine pour un problème informatique.

3. Les grèves et la crise du coronavirus : deux grands coups d’arrêts

Les grèves de transport en décembre 2019 ont été un nouveau coup dur pour notre activité. C’était terriblement frustrant, nous avions de la demande mais nos Gentils Geeks ne pouvaient pas se déplacer car il n’y avait plus aucun métro, RER ou bus. Plus rien ! D’un coup d’un seul notre chiffre d’affaires a été divisé par deux d’un mois à l’autre.

Que dire alors de la crise du coronavirus ? Quand les premiers cas ont été détectés, nous l’avons directement sentie. Plus aucun client ne voulait prendre le risque de faire intervenir quelqu’un chez lui. C’est par ce genre d’évènement qu’on comprend mieux la complexité d’un “people business”. Nos Gentils Geeks étaient le pilier de notre projet et nous en étions entièrement dépendants, trop dépendants.

Entre les problèmes Google, les canaux d’acquisitions qui nous coûtaient trop chers, les grèves et le coronavirus, notre croissance tendait vers zéro en y mettant deux fois plus d’efforts que lors du début de l’aventure.

Une nouvelle donne

Les derniers investisseurs étaient compliqués à trouver. Les rendez-vous s’enchainaient et nous commencions à perdre espoir. Pour autant, à force de courage et de persévérance, nous arrivons à finalement atteindre le minimum de 300 000 euros que nous nous étions fixés. La promesse du projet était parfois plus forte que les incertitudes. Nous touchions enfin au but ! C’était la fin du marathon. Nous avions conscience d’avoir atteint un vrai premier milestone et d’avoir parcouru un bon bout de chemin depuis nos premiers jours à l’ESCP.

Et pourtant, une toute autre question se posait puisque la donne avait complètement changé en quelques mois. Pouvions-nous légitiment, nous qui avions vu toutes ces incertitudes se créer et qui connaissions le marché de l’intérieur, assurer le chiffre d’affaires en 2020 et 2021 annoncé aux investisseurs ? Certes l’année 2020 allait être une année blanche quasi pour tout le monde au vu du coronavirus mais les problèmes structurels du marché restaient.

C’est comme si tout à coup nous nous sentions moins honnêtes par rapport aux personnes qui avaient accepté de nous faire confiance et d’investir dans notre projet. Sans Google, il était nécessaire de trouver un nouveau modèle vertueux d’acquisition client. Nous nous sommes donnés trois semaines, trois semaines pour trouver un exutoire à cette situation. Il nous fallait être certain avant d’accepter les 300 000 euros que cet argent n’allait pas être dilapidé en quelques mois en dépenses marketing.

  1. Nous avons d’abord essayé d’activer notre communauté de premiers utilisateurs et mis en place nos premières campagnes marketing :
  • Si un ancien client prenait une nouvelle intervention, nous lui offrions 20% de réduction.
  • Encore mieux, chaque personne qui nous amenait un nouveau client obtenait une carte cadeau Amazon d’un montant de 10 euros.

Cela n’a pas fonctionné et nous n’avons pas eu une seule intervention par cette stratégie.

2. Nous avons ensuite essayé de pivoter en B2B et de mettre en pause nos campagnes d’acquisitions B2C qui nous faisaient désormais perdre chaque jour un peu plus d’argent.

L’idée ici était que Gentil Geek devienne le service I.T. à la demande des TPE/PME qui n’avaient soit pas de service informatique en interne, soit n’avaient pas les moyens de payer les prix des ESN (anciennement appelées SSII). Nous avons alors contacté la plupart des offices managers et des DSI à ce titre par mail. Nous avons en tout envoyé 598 mails bien ciblés. 30% d’entre eux nous ont répondu, avec à chaque fois la même phrase : “Désolé mais nous avons déjà quelqu’un qui s’occupe de cela et nous en sommes très contents”.

Pour ceux que nous avions eu au téléphone, ils n’étaient pas très enjoués quant à l’idée de laisser leur infogérance entre les mains d’auto-entrepreneurs. Il fallait se rendre à l’évidence : il n’y avait pas de réel besoin client ici et le marché semblait saturé.

Le temps pressait car les investisseurs ne comprenaient plus pourquoi l’administratif relatif à la levée prenait autant de temps. Nous avons eu la tentation à ce moment là d‘accepter cet investissement et de rebâtir un modèle complètement nouveau ensuite. Une sorte de nouvelle startup.

Après tout, nous ne volions pas cet argent. Il était le fruit de nombreux rendez-vous, de plusieurs pitchs et d’énormément de temps et d’énergie. Et puis, un investisseur ne parie-t-il pas avant tout sur une équipe ?

Certes, pivoter est pratiquement quelque chose de naturel pour toutes les startups. Là, c’était autre chose : c’était carrément un virage à 360° dès le lendemain de la levée sans avoir prévenu nos investisseurs. Et puis en plus de quel virage parlait-on ? Nous ne savions même plus vers où aller. Nous avions la sensation de sauter d’une falaise sans parachute.

Ces quelques jours ont été particulièrement éprouvants mais l’issue nous semblait de plus en plus claire. Il nous fallait refuser les 300 000 euros récoltés car nous savions que nous irions droit dans le mur en à peine quelques semaines après la levée. J’appréhendais beaucoup les appels que nous devions passer ensuite auprès des investisseurs pour leur annoncer la nouvelle. Je me demandais, comment allaient-ils le prendre ?

Au final, c’est exactement l’inverse qui s’est produit. Tous approuvaient notre décision au vue des incertitudes qui se sont petit à petit créées sur notre marché. Ils nous ont remerciés pour notre honnêteté et pour notre transparence. Ces évènements nous ont progressivement fait prendre conscience que le projet Gentil Geek en lui-même dont la promesse était de résoudre les problèmes ponctuels informatiques des particuliers et des TPE/PME n’en valait simplement plus le coup.

Il nous était inenvisageable de continuer l’aventure, sans argent ni canal d’acquisition viable. Le jeudi 5 mars, nous avons donc décidé d’annoncer à l’équipe de Gentil Geek la fin de notre entreprise.

C’était la fin.