26 mars 2021
26 mars 2021
Temps de lecture : 8 minutes
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Blagues potaches, financement... Des entrepreneuses de la Sextech racontent leurs galères

En cinq ans, le marché de la Sextech dans le monde a été multiplié par trois. Il pourrait atteindre 108 milliards de dollars d’ici 2027. Mais en France, les entreprises du secteur peinent encore à trouver des financements pour soutenir leurs projets, positionnés sur des thématiques jugées trop taboues pour les investisseurs. Témoignages.
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Cela n’était pas passé inaperçu au CES (Consumer Electronic Show) de Las Vegas, en 2019. La startup Lora DiCarlo, qui avait gagné le prix de l’innovation grâce à son sextoy "Osé" , s'était vue interdite d’exposition et de remise de prix par la CTA (Consumer Technology Association). La raison ? "Tout produit immoral, obscène, indécent, profane ou non conforme à l’image de la CTA sera disqualifié" , avait rétorqué l’association, alors même que se trouvaient dans les allées du salon des technologies de pornographie en réalité virtuelle. Un scandale que Lora Haddock, la fondatrice de la jeune pousse, a utilisé pour dénoncer le sexisme de cette décision. Finalement, la CTA lui a bel et bien remis sa récompense, l’a accueillie pour l’édition 2020 et a même lancé avec elle des réflexions sur l’élaboration d’une politique plus inclusive au CES.

Mais l’univers de la Sextech est-il maintenant libéré des préjugés? Rien n’est moins sûr. Le terme "Sextech" désigne toutes les technologies et innovations créées pour améliorer la santé et le bien-être sexuels. Il englobe la grande famille des sextoys, des applications de rencontre, de santé, des produits de réalité virtuelle, etc.. "Certains fonds n’ont pas le droit de financer des startups positionnées sur ce marché… C’est le cas de Bpifrance et des fonds qui y sont liés, parce qu’ils assimilent tout ce qui a trait au bien-être sexuel à de la pornographie" , déplorait récemment auprès de Maddyness Marine Wetzel, startup program manager à Station F et directrice du pôle Femtech de Sista. "Ce domaine est complètement sous-représenté, il n’est pas pris au sérieux de la part des fonds, alors que c’est une source d’innovations immense" , insiste Anne Kerveillant, fondatrice de MyLubie, qui développe un lubrifiant naturel à base d’eau. Pourtant, le marché du bien-être sexuel est passé de 23 milliards de dollars en 2014 à 74 milliards en 2019, selon un rapport de l’Allied Market Research. En 2027, l’étude estime qu’il atteindra 108 milliards de dollars.

Distinguer pornographie et bien-être sexuel

"Nous avons fait appel à un expert en private equity, notre dossier était béton, mais Bpifrance nous a refusé une subvention de 30 000 euros, alors qu’elle la donnait à tous les projets qui formulaient leurs cosmétiques eux-mêmes" , s’étonne encore Anne Kerveillant. "Si la version officielle ne le disait pas, on nous a avoué à demi-mot que c’était un problème de secteur… Il y a un énorme travail à faire autour du lubrifiant, un produit hyper diabolisé".

Christel Bony en a aussi fait les frais avec B.Sensory, sa marque de sextoy connecté à une application de littérature érotique. Si le produit avait rencontré son public et fait parler de lui au CES 2016, sa fondatrice l’avoue : elle a sous-estimé les freins que rencontrerait une telle innovation. "Dans ma tête, je présentais un produit technologique classique, je n’avais pas réalisé à quel point je me confronterais aux tabous, se souvient l’entrepreneuse. "Dès que le mot 'sexe' est prononcé, il est associé à de la porntech, or l’objectif des entrepreneurs la plupart du temps n’est pas de développer l'énième Dorcel ou YouPorn, mais de s’attaquer à des sujets de santé publique !" . Après avoir affronté beaucoup de crispation face à "ce sujet compliqué qu’est le plaisir féminin" , elle a finalement plié boutique en 2018.

Des projets "mauvais en termes d’image"

Depuis, Christel Bony a créé "SexTech for Good" , une agence qui vise à communiquer sur ce secteur, à fédérer ses acteur·rice·s et à identifier les réseaux d’investisseur·euse·s qui se déclarent intéressé·e·s par ce genre de projets. "Le but est de faire gagner du temps aux entrepreneurs de la Sextech, parce que la plupart des investisseurs ne suivent malheureusement pas ces projets car ils ne sont pas, selon eux, 'politiquement corrects, pas éthiques et mauvais en terme d’image’  , se désole-t-elle, en insinuant qu’il vaut mieux tricher et présenter son projet sous l’angle de la santé ou même de la femtech, "parce qu’un projet Sextech assumé ne recevra pas d’argent" .

Autre problème invoqué : les investisseurs sont très majoritairement des hommes. "Ils ne se sentent pas concernés par les sujets de sexualité liés au plaisir féminin, ce qui crée un obstacle de plus à surmonter, soutient Laurène Dorleac, créatrice de Climax, une série éducative sur le plaisir féminin. Il y a toute une éducation à faire sur la Sextech, un secteur très nouveau que les investisseurs peinent à percevoir pour ce qu’il est : un marché énorme" . Une vision partagée par Christel Bony qui s’étonne de voir les investisseurs, "dont le métier est de percevoir les potentiels, se refermer comme une huitre dès qu’on parle de sexualité" . Pourtant "le financement, comme dans les autres domaines, est essentiel pour développer sa gamme, recruter des collaborateurs, trouver des réseaux de distribution…" , regrette Anne Kerveillant.

Et cela ne concerne pas que les fonds d’investissements, mais aussi les réseaux sociaux et autres services tierces, mais nécessaires à la création d’une entreprise… En effet, si toutes les startups ont interdiction de faire leur promotion sur Facebook, Instagram et Twitter, Laurène Dorléac a en plus peiné à trouver des partenaires parmi les services d’emailing ou de paiement en ligne, "parce qu’ils nous catégorisent tout de suite comme de l’adult content" . Marie Comacle, créatrice de la marque Puissante et du sextoy Coco, s’est, elle, retrouvée confrontée à des "murs" de la part des banques et assurances. "Ils ne veulent pas s’engager ou faire des prêts pour une question d’image, le mot "sextoy" fait peur…" , souffle l’ingénieure de 27 ans.

La France à la traîne

"Les investisseurs et autres acteurs français ne vont pas sur ce marché car ça les fait rougir, comme la Femtech (l’ensemble des technologies et solutions qui répondent à un besoin dans le secteur de la santé des femmes, NDLR) les a fait rougir pendant longtemps, estime Caroline Ramade, CEO de la plateforme 50inTech, qui met en relation les femmes dans la tech. Puis, ils se rendront compte que le marché est colossal, que des fonds naissent aux États-Unis et en Allemagne à ce sujet, et il s’y mettront" . L’ancienne dirigeante de l’incubateur pour femmes Willa ironise : "Step by step : on est encore à la rue sur les sujets de diversité et d’inclusion… On sait que la France n’est pas à l’avant-garde" .

Chrystel Bony confirme. Et des exemples, elle en a à la pelle pour prouver le puritanisme bon teint de l’Hexagone sur la question. "Je conseille toujours aux entreprises qui font appel à SexTech for Good d’aller chercher leurs besoins à l’étranger, dans des fonds américains par exemple. Certains sont spécialisés sur ce marché ! Le jour où on trouvera ça en France…" . Regrettant des conditions défavorables et le manque de structures d’accompagnement, elle poursuit : "Je connais un homme qui développait une app de méditation connectée à un toy à Bordeaux à qui on a demandé de quitter son incubateur car cela posait un problème d’image… Pourtant on ne fait pas du trafic d’enfants ! " .

"Blagues potaches" , sous-entendus et comportements sexistes

Celle qui a eu l’occasion de pitcher son projet en France et aux États-Unis note une réelle différence d’appréhension du sujet : "Là-bas, quand on parle business, on parle business. Il n’y a pas de question déplacée comme j’ai pu en recevoir des tonnes en France… Ils se concentrent sur le produit et son potentiel. En France, les blagues potaches fusent, on sous-entend que vous êtes nymphomane si vous êtes une femme porteuse d’un projet de sextoy, et pervers si vous êtes un homme" .

Si le tableau dressé est obscur, il semble néanmoins rester de l’espoir. "La Sextech connait un petit momentum" , analyse Anne Kerveillant, appuyée par Caroline Ramade qui perçoit le sujet comme "de plus en plus mainstream" . En créant B.Sensory en 2014, "avant #MeToo", "la parole n’était pas du tout libérée, aujourd’hui c’est différent" , constate Christel Bony. "Avant, je subissais des comportements très déplacés de la part des investisseurs, du genre 'si tu veux le chèque, tu dors chez moi' … J’en suis arrivée à un point où j’allais aux rendez-vous en jean et col roulé et je ne me maquillais plus pour m’éviter toute les remarques. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux n’oserait plus agir comme ça. Et, quand ils comprendront qu’il y a du cash à faire, ils iront même peut-être jusqu’à investir dans les projets" , poursuit, moqueuse, l’entrepreneuse.

"L'image de la Sextech est en train d'évoluer rapidement auprès des investisseurs, on le voit avec des levées de fonds successives en Espagne, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, conclut Laurène Dorléac. C’est une société de moutons, et c’est pareil pour les fonds, ils vont là où c'est "in". Si aujourd’hui la blockchain, l’IA et la Foodtech sont sous le feu des projecteurs, peut-être que demain la Sextech sera hyper à la mode et qu’ils se précipiteront tous dessus !" .

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