26 janvier 2022
26 janvier 2022
Temps de lecture : 11 minutes
11 min
10181

La Commission européenne appelle l'Europe à bâtir sa "fabrique de licornes"

[INNOVER EN EUROPE 1/4] Le 1er janvier 2022, la France a pris la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne. Un mandat durant lequel elle compte mettre l’accent sur l’innovation. Dans un entretien fleuve à Maddyness, la commissaire européenne à l’Innovation et à la Jeunesse, Mariya Gabriel, livre ses attentes pour ces six prochains mois et dessine les contours du soutien de l’Union aux startups.
ÉCOUTER L’ARTICLE
Temps de lecture : 11 minutes
Partager
Ne passez pas à côté de l'économie de demain, recevez tous les jours à 7H30 la newsletter de Maddyness.
Légende photo :
Crédit : Alix Bocquier, Maddyness

Comment l’Union européenne se positionne-t-elle en matière d’innovation, face à des géants tels que la Chine et les États-Unis ? Quelles sont ses forces et faiblesses ?

Mariya Gabriel : L’Europe a d’excellentes universités, qui restent un moteur scientifique. Les Européens ne représentent que 7 % de la population mondiale, mais sont à l’origine d’un quart des publications de haute qualité dans le monde. Nous sommes aussi puissants dans certains domaines industriels. C’est pourquoi on constate aujourd’hui une "quatrième vague de l’innovation" qui, par le biais des investissements et initiatives visant à faciliter la vie de nos entreprises, peut amener l’Europe à compter. Nous avons aussi, bien sûr, des faiblesses. Le transfert de technologies de la recherche vers le marché est insuffisant. Le financement des risques également, alors qu’il permet aux entreprises de se développer.

Ce n’est pas le nombre de startups, qui pose problème. Rendez-vous compte : nous en avons aujourd’hui davantage que les États-Unis. Notre défi est de les aider à traverser ce qu’on appelle la vallée de la mort. La fragmentation du marché intérieur ne les aide pas : il nous faut déterminer comment alléger la charge réglementaire qui pèse actuellement sur elles. Les différences persistantes entre les pays, et à l’intérieur de ceux-ci entre régions, jouent aussi. En tant que commissaire européenne chargée de l’éducation, je pense qu’il y a une nécessité d’insister davantage sur les talents et les compétences : aujourd’hui, 70 % des sociétés européennes disent encore avoir des difficultés à trouver des profils qualifiés.

Dans le même temps, la question du capital-risque est centrale. Les investissements de ce type sont quatre à cinq fois moins élevés dans l’Union européenne qu’aux États-Unis. Nous avons besoin davantage encore de licornes [les startups dont la valorisation franchit le milliard de dollars, N.D.L.R.]. Certes, la France et l’Allemagne sont nos champions en la matière. Mais, quand on compare par rapport à d’autres régions du monde, nous avons un retard à rattraper. La nouvelle vague d’innovation est une opportunité de s’appuyer sur le leadership européen dans les sciences, de soutenir les investissements dans les secteurs industriels dans lesquels nous sommes traditionnellement forts. Les DeepTech vont utiliser ce momentum pour devenir des champions à leur tour, après que la vague d’innovation précédente a fait émerger de nombreux champions du numérique ces dernières années.

La France a pris, le 1er janvier 2022, la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne. Que doit-elle porter sur les volets de l’innovation et du numérique ?

M. G. : La présidence française est la première à ériger clairement l’espace européen de l’innovation au rang de priorité. C’est un signal très fort. L’investissement dans l’innovation n’est plus un investissement dans le futur, c’est un investissement dans notre présent. Ce qui se manifeste, dans l’immédiat, c’est l’idée d’avoir des champions européens. L’autre élément central de la présidence française, ce sont les universités. Il convient de souligner leur rôle moteur dans la quête de talents des entreprises.

Je ne peux qu’être satisfaite, si des initiatives concrètes s’ensuivent. DMA [Digital Markets Act] et DSA [Digital Services Act], que la France a annoncé vouloir faire voter dans ses six mois de présidence, mettront les plateformes face à leurs responsabilités et protègeront le droit des consommateurs. Quel beau message ! Nous allons aussi travailler de concert sur l’European Chips Act, avec Thierry Breton [le commissaire européen au Marché intérieur, N.D.L.R.]. Tout cela est bon pour notre compétitivité.

De nombreux entrepreneurs, à travers l’Europe, font remonter que votre périmètre d’action chevauche celui de Thierry Breton en matière de soutien aux startups. Quelles précisions pouvez-vous leur apporter pour éclaircir le rôle de chacun ?

M. G. : C’est un travail d’équipe. Si par le biais du portefeuille de chacun, on peut apporter un soutien adéquat et innovant, c’est une bonne chose. Je ne peux pas travailler sans être en coordination avec au moins cinq autres commissaires. Cette approche est importante. La recherche doit être au service des applications industrielles, des lignes de production. Sans quoi, nous aurons du mal à atteindre cette souveraineté technologique que nous appelons de nos vœux. Dans le domaine de l’innovation, la dernière stratégie européenne date de 2011. Nous ne vivons plus dans le même monde. Il y a besoin d’un plan d’action, répondant à des problématiques clés : fragmentation du marché, accès au financement, recrutement de talents et renforcement des écosystèmes locaux de tout le continent.

Le pacte pour la recherche et l’innovation, que vous avez porté, a été voté en 2021. Comment permettra-t-il des percées en matière d’innovation et d’entrepreneuriat ?

M. G. : L’accélération du transfert technologique vers le marché est l’une de ses priorités. L’espace européen de la recherche a vocation à permettre d’élaborer conjointement des axes stratégiques communs entre le monde académique et celui de l’entreprise. Je peux vous annoncer que nous allons mettre la priorité sur les technologies à faible émission de carbone, ainsi que sur l’économie circulaire. Nous devons capitaliser sur nos forces dans ces domaines ô combien stratégiques pour penser une feuille de route avec un calendrier précis et qui ne repose pas sur de seuls objectifs. Cela nous permettra d’identifier ce qui fonctionne ou non, puis de combler les lacunes observées dans ce dernier cas de figure.

"Il est grand temps que les étudiants puissent imaginer des startups"

Et, là aussi, un lien doit être fait avec la proposition relative à la stratégie européenne des universités. Pour la première fois, la dimension recherche et innovation y est pleinement intégrée. Traduction concrète : nous proposons de créer des incubateurs au sein de nos universités. Il est grand temps que les étudiants puissent imaginer des startups, spin-out ou spin-off. C’est quelque chose qui n’est pas commun sur le continent européen, ça n’est pour ainsi dire pas dans notre culture. Nous devons miser davantage là-dessus, à l’avenir.

Le programme-cadre Horizon Europe, qui définit la politique de l’UE en matière de recherche et innovation pour la période 2021-2027, est entré en vigueur il y a un an. Comment permet-il de soutenir le développement des startups du Vieux continent ?

M. G. : C’est très facile. Son troisième pilier est entièrement dédié à l’innovation, chose qui n’existait pas dans le programme Horizon 2020. Le Conseil européen de l’innovation, c’est la plus grande nouveauté. Notre ambition est d’avoir notre propre fabrique européenne de licornes. Pour la première fois, nous avons décidé d’investir dans des entreprises au-delà des projets. Les financements peuvent aller de 500 000 à 15 millions d’euros. La première entreprise à avoir bénéficié de ce soutien est, d’ailleurs, française : il s’agit de CorWave, qui opère dans le secteur de la santé, l’un des trois axes stratégiques avec le climat et le numérique. C’est typiquement le genre de technologie de rupture que l’on cherche avec le Conseil européen de l’innovation. Nous avons désormais de très bons exemples, puisque nous avons soutenu plus de 5 000 entreprises depuis le lancement du dispositif en 2021.

"Le manque de considération du venture capital pour les femmes est une honte"

Le deuxième point d’attention, c’est l’Institut européen de l’innovation et de la technologie. Ce dernier adopte une autre approche, bien plus décentralisée, qui permet de générer des écosystèmes locaux. Il faut permettre à ces derniers de se connecter au niveau européen. En lien avec les régions et les universités, les entreprises peuvent directement former des profils adaptés aux projets qu’ils souhaitent voir grandir. Le programme des écosystèmes d’innovation, enfin, est doté d’un financement de quelque 500 millions d’euros dans le but de permettre de mieux connecter ces différents acteurs. C’est important : le manque de rapprochement entre écosystèmes locaux est une de nos grandes faiblesses actuelles.

Le programme Horizon Europe pose une base, encore insuffisante, en vue d’un agenda de l’innovation pour bâtir un écosystème paneuropéen. J’ai engagé un dialogue en ce sens avec les startups, licornes et fonds d’investissement dans le but que cela aboutisse d’ici à mi-2022. Et ce, sans avoir la main qui tremble sur les sujets qui fâchent : le manque de considération du venture capital pour les femmes est, par exemple, une vraie honte.

Sur cette question de la parité, quelles sont les mesures déjà prises ou envisagées par l’Union européenne pour assurer une meilleure répartition des financements ?

M. G. : Vous connaissez les données. L’investissement en capital-risque dans les sociétés fondées par des femmes ne s’élevait qu’à 2 % en 2020. Ce chiffre est tombé à 1,1 % en 2021. Soit une diminution de moitié, par rapport à une base qui était déjà très basse. Cela revient à ne pas exploiter le potentiel de ces femmes extraordinaires que nous avons. Le Conseil européen de l’innovation offre des mesures ciblées qui donnent de bons résultats.

En mars 2020, j’ai ainsi découvert que les entreprises fondées par des femmes qui étaient financées par ledit conseil représentent 7 à 8 % du nombre total d’entreprises financées. Nous avons décidé, avec mon équipe, d’imposer au moins 25 % de candidates femmes à l’étape de l’entretien. En seulement huit mois, nous sommes passés de 8 % à 34 %. Mon initiative Women TechEU avait aussi imposé que 50 % des DeepTech que nous finançons soit dirigées par des femmes. Je suis ravie d’annoncer qu’au titre de l’année 2022-2023, cela concernera donc 250 DeepTech sur les 500 qui seront financées dans toute l’Europe.

Vous avez évoqué les financements effectués dans les startups par l’EIC Fund, dans le cadre du Conseil européen de l’innovation. Ce dispositif préfigure-t-il une "Politique d’innovation commune" , calquée sur la Politique agricole commune ?

M. G. : Oui, je pense. En tout cas, au vu des réactions que l’on reçoit, c’est un pas dans la bonne direction. Le fonds, qui peut donc investir jusqu’à 15 millions d’euros, agit dans tous les domaines et surtout là où les investisseurs privés ne peuvent pas subvenir seuls aux besoins. C’est notamment le cas dans les secteurs où le risque est trop élevé. Si l’on veut voir l’émergence d’un nombre plus important de licornes en Europe, il faut répondre à ces besoins de financement à toutes les étapes du processus de l’innovation. En ce sens, le Conseil européen de l’innovation offre une aide intelligente. Cette "smart money" combine les subsides adaptés au stade de développement de chaque entreprise, mais aussi un programme d’accompagnement et de formation sur-mesure pour les porteurs de projet.

La mission du fonds est double : soutenir l’expansion rapide des entreprises européennes innovantes, mais aussi de former un réseau européen d’investisseurs prêt à venir en aide aux projets retenus par le Conseil européen de l’innovation. Nous ne pouvons maintenant qu’espérer que les nombreuses graines plantées ces derniers mois portent leurs fruits.

La Commission européenne porte un pacte vert ambitieux. Que peut-elle faire pour s’assurer que l’impact environnemental du numérique soit maîtrisé à long terme ?

M. G. : Je ne suis pas sûre que nous disposions encore de toutes les données, mais c’est clair qu’il s’agit d’une question qui ne peut pas échapper à notre attention. On estime que l’utilisation d’appareils numériques dans le secteur des technologies de l’information et de la communication représente plus de 3 % des gaz à effet de serre. Si ce phénomène devait ne pas être contrôlé, l’empreinte pourrait même atteindre jusqu’à 14 % du total d’ici à 2040. L’Europe a une carte à jouer. Cela fait partie du programme Horizon Europe, dont 35 % du budget vise à combattre les effets du dérèglement climatique. On met l’accent sur l’efficacité énergétique et circularité, lorsqu’il est question de produire et utiliser des TICs.

Il me semble qu’il nous faut davantage de projets concrets, à l’image de Destination Terre [qui vise à mobiliser les ressources en calcul intensif de l’Union européenne afin de créer un jumeau numérique de la planète et évaluer les scénarios pour son avenir, N.D.L.R.]. Ce que j’aimerais, c’est que le pilier innovation puisse servir à ce que nos propres startups proposent des solutions. N’oublions pas que 42 % des startups du domaine des énergies renouvelables sont européennes. Je suis certaine que parmi les entreprises sur lesquelles nous misons d’ores et déjà, il y aura des solutions. Les cinq superordinateurs installés en Europe sont dans un mode de fonctionnement circulaire. Ils émettent une grande quantité d’énergie, qui est réutilisée pour chauffer gratuitement les bâtiments alentours. Il nous faut encore des idées pour surveiller, anticiper et faire émerger des solutions européennes.

Retrouvez les autres articles du dossier consacré à l’Europe :