Décryptage par Louis-Samuel Pilcer
écrit le 4 octobre 2023, MÀJ le 4 octobre 2023
4 octobre 2023
Temps de lecture : 8 minutes
8 min
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Le Digital Markets Act permettra-t-il de briser le monopole des GAFAM ?

L’Union européenne a adopté le Digital Markets Act pour démanteler les monopoles numériques. Cette réglementation introduit un changement de paradigme qui permettra peut-être de développer des alternatives européennes aux GAFAM. Décryptage par notre chroniqueur Louis-Samuel Pilcer, haut fonctionnaire et maître de conférences à Sciences Po.
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Début septembre, le Commissaire européen Thierry Breton a publié la liste des 6 plateformes qui se verront imposer de nouvelles obligations dans le cadre du Digital Markets Act qui est entré en vigueur en mai 2023. Sans surprise, la liste comprend Google, Apple, Meta et Amazon, mais aussi Microsoft et la société ByteDance qui gère le réseau social TikTok.

Le Digital Markets Act européen devrait permettre de limiter efficacement les pratiques prédatrices des plateformes technologiques, et pourrait accélérer l’émergence de GAFAM européens si la Commission européenne et les États membres l’accompagnent d'une stratégie ambitieuse de reconquête technologique.

Les plateformes numériques, un défi pour le droit de la concurrence

Les monopoles solides qu’ont construit les plateformes numériques comme Google ou Meta se traduisent en effet par des abus répétés, régulièrement constatés mais jusqu’ici mal encadrés par la réglementation. En septembre 2022, la Cour de justice de l’Union européenne a par exemple confirmé une amende de 4,3 milliards d’euros infligée par la Commission européenne à Google pour avoir abusé de sa position monopolistique sur le système d’exploitation Android. L’ensemble des téléphones utilisant ce système d’exploitation – 80% des appareils mobiles dans le monde – ont parmi leurs installations par défaut le navigateur Google Chrome, avec comme page d’accueil le site de Google. Bien que les alternatives comme Safari puissent être téléchargées en quelques clics, cette installation par défaut incite de nombreux utilisateurs à privilégier les offres de Google et consolide ainsi la position monopolistique du géant de la tech. 

Cette dernière amende faisait suite à deux autres jugements majeurs, en 2017 pour avoir favorisé son comparateur de prix Google Shopping par rapport aux offres concurrentes dans les résultats de recherches en ligne (2,4 Md€), et en 2019 pour des pratiques anticoncurrentielles liées à sa régie publicitaire AdSense (1,5 Md€). Au total, Google s’est vu imposer plus de 8 milliards d’euros d’amendes en Europe pour des infractions au droit de la concurrence dont la Commission européenne a pu constater qu’elles freinaient l’innovation et pouvaient nuire aux clients de la plateforme.

Ces amendes répétées traduisent des pratiques prédatrices, mais surtout l’absence de cadre réglementaire définissant les obligations auxquelles les géants de la tech doivent se conformer pour permettre une concurrence saine sur leur industrie. Le droit de la concurrence traditionnel s’appuie sur l’identification d’abus de position dominante susceptibles de porter atteinte aux consommateurs, le plus souvent par le biais d’une hausse des prix. La Cour Suprême américaine a par exemple constaté en 1911 que l’entreprise Standard Oil de John D. Rockefeller maîtrisait l’essentiel de l’approvisionnement américain en pétrole et exploitait cette position monopolistique pour vendre son essence à des tarifs très élevés, et a décidé que le groupe devrait être divisé en plusieurs sociétés en concurrence.

Cette approche s’est montrée moins efficace pour limiter les abus de position dominante sur les activités qui ne peuvent être efficacement réalisées par plusieurs acteurs en concurrence – ce que les économistes appellent des « monopoles naturels » – notamment dans le domaine des transports, de l’énergie ou des télécommunications qui nécessitent de lourds investissements. Les plateformes numériques bénéficient du même type d’avantage grâce aux « effets de réseau » qui caractérisent leurs activités. Une plateforme de streaming vidéo comme YouTube intéresse les vidéastes parce qu’ils savent que leur contenu pourra toucher des millions d’utilisateurs, et intéresse les utilisateurs parce qu’ils peuvent y trouver du contenu de qualité produit par des milliers de vidéastes. Ces effets de réseau garantissent aux plateformes numériques de Facebook, YouTube ou WhatsApp que leurs concurrents pourront difficilement construire une offre du même niveau : sans communauté, pas de produit de qualité, et sans produit de qualité pas de communauté.

Historiquement, les abus de position dominante des monopoles naturels ont été maîtrisés par une réglementation étatique stricte de leur activité. Dans le domaine des télécommunications, les États-Unis ont brisé le monopole d’AT&T et adopté en 1996 un Telecommunications Act imposant aux entreprises de permettre à leurs clients de conserver leur numéro de téléphone en changeant d’opérateur, et de garantir que leurs réseaux peuvent facilement être connectés avec ceux de plus petits acteurs. En imposant une forme d’interopérabilité entre les infrastructures télécom, cette réforme a permis de casser les effets de réseau dont bénéficiaient les opérateurs et de limiter leur capacité à bloquer les clients dans leur écosystème, ce qui s’est traduit par une nette diminution du prix des abonnements téléphoniques. Dans le même esprit, l’économiste d’Harvard Jason Furman recommandait en 2019 dans son rapport pour le gouvernement britannique - « Unlocking digital competition » - d’imposer aux GAFAM de permettre la portabilité des données personnelles de leurs utilisateurs et d’offrir une plus grande interopérabilité entre les plateformes par la construction de standards ouverts.

Le Digital Markets Act européen, une première étape pour démanteler les monopoles numériques

Le Digital Markets Act (DMA) adopté par l’Union européenne en 2022 reprend cette approche. L’innovation principale introduite par cette réglementation porte sur les conditions d’interopérabilité qu’elle impose sur certains segments de marché, notamment les applications de messagerie et les app stores. Le DMA impose aux principaux services de messagerie d’être interopérables avec leurs concurrents plus modestes ; un utilisateur de WhatsApp pourra ainsi envoyer des messages, des fichiers ou passer des appels vidéo avec un utilisateur de Signal ou iMessage. Cette condition est extrêmement forte dans la mesure où le leadership des applications de messagerie de Meta (Messenger et WhatsApp), utilisées régulièrement par 80% des utilisateurs français de messagerie instantanée, reposait sur ces effets de réseau qui garantissent qu’une messagerie n’a d’intérêt que dans la mesure où elle dispose d’un grand nombre d’utilisateurs. Cette nouvelle obligation réglementaire pourrait casser ces effets de réseau et permettre à des services de messagerie concurrentes de gagner des parts de marché en offrant une meilleure expérience à leurs utilisateurs tout en leur permettant d’échanger avec leurs amis qui utilisent WhatsApp, Facebook ou iMessage.

Une condition d’interopérabilité similaire sera imposée pour casser le monopole d’Apple et Google sur le téléchargement d’applications mobiles, qui leur permet aujourd’hui d’imposer aux développeurs d’applications des frais très importants, tant sur le téléchargement de leurs applications que sur les paiements réalisés « in-app » au sein des applications concernées. Alors que les utilisateurs d’iPhone ne peuvent aujourd’hui télécharger des applications que par le biais de l’AppStore d’Apple, la réglementation imposera aux systèmes d’exploitation iPhone et Android de permettre la coexistence de plusieurs app stores concurrents, et de différents systèmes de paiement pour les achats réalisés in-app au sein de ces applications.

Le think-tank européen Bruegel s’est montré critique vis-à-vis de cette obligation, et rappelle qu’Android permet déjà la coexistence de plusieurs app stores mais que la concentration du marché et les commissions restent très élevés, y compris en Chine où le Play Store de Google s’est retiré à cause de la censure gouvernementale et où les app stores concurrents qui se partagent le marché continuent à imposer des frais très importants. L’institut indique toutefois que le DMA devrait permettre une fragmentation du marché et l’émergence d’app store spécialisés, par exemple sur les jeux vidéo ou sur les applications respectueuses des données de leurs utilisateurs. La messagerie chiffrée Telegram et le développeur des jeux vidéo Fortnite ont par exemple déposé des plaintes contre l’interdiction par Apple des app stores concurrents, et pourraient être tentés de développer leurs propres boutiques d’applications une fois la réglementation adoptée.

Les entreprises concernées par le Digital Markets Act

Liste des plateformes soumises au DMA, Commission européenne

Le texte impose également aux plateformes d’offrir à leurs utilisateurs une plus grande portabilité des données qui les concernent, et de faire preuve de transparence sur leurs algorithmes afin de permettre au régulateur de vérifier que les produits et services de leurs concurrents sont traités équitablement. Amazon ne pourra plus favoriser les produits fabriqués par sa marque Amazon Basics dans les résultats de recherche, et Google ne pourra plus favoriser YouTube.

Meta en attente pour le lancement de Threads en Europe

Cette mesure extrêmement structurante a notamment poussé Meta à décaler le lancement en Europe de son alternative à Twitter, Threads, en attendant une clarification de ses obligations par la Commission européenne. Sortie aux États-Unis en juillet, l’application Threads devait être un prolongement d’Instagram utilisant les mêmes comptes et exploitant les contacts existants des utilisateurs, ce qui est essentiel pour permettre le développement rapide d’une communauté mais pourrait être considéré par le droit européen comme une forme de favoritisme. Le Digital Markets Act devrait se traduire par des contraintes plus fortes que celles déjà prévues par le RGPD pour garantir que Meta n’utilise pas les données personnelles collectées sur Instagram dans le cadre de ses autres produits sans consentement explicite des utilisateurs, et pourrait même empêcher Meta d’utiliser Instagram et Facebook pour promouvoir sa nouvelle plateforme par rapport à celle de Twitter.

Certes, le Digital Markets Act ne s’attaque qu’à une demi-douzaine d’activités monopolistiques maîtrisées par les GAFAM, sur lesquelles des solutions semblent exister pour permettre à une saine concurrence de se développer. S’il aurait pu être plus ambitieux, le DMA constitue malgré tout une première dans l’histoire de la tech. Aux États-Unis, deux propositions législatives bipartisanes reprenant une partie des mesures adoptées en Europe sont actuellement bloquées au Sénat, l’American Innovation and Choice Online Act (AICOA) pour empêcher les plateformes de favoriser leurs propres produits et l’Open App Markets Act (OAMA) visant à ouvrir les app stores à la concurrence.

Si les mesures prévues par la réglementation européenne démontrent leur efficacité, cette nouvelle approche de la régulation des plateformes numériques passant par des standards d’interopérabilité pourrait devenir une nouvelle norme et permettre de briser le monopole des GAFAM sur une série de marchés clés. Accompagnées d’une stratégie industrielle ambitieuse, ces réformes réglementaires permettront peut-être de développer des alternatives européennes aux plateformes numériques américaines.

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