Début novembre, Paddy Cosgrave, co-fondateur et ex-patron du Web Summit, annonçait sa démission. Il s'était retrouvé au coeur d'une polémique après des posts publiés sur son compte X, au sujet du conflit qui oppose Israël au Hamas. Ses propos lui auront valu son poste, aussitôt repris par Katherine Maher. Mais alors, comment éviter une telle situation ? Faut-il encore continuer de partager son avis sur les réseaux sociaux ? Doit-on faire relire chaque post par une équipe de communicants chevronnés ? Deux experts ont bien voulu répondre à nos questions sur le sujet.

Arnaud Dupui-Castérès, CEO et fondateur de Vae Solis, une agence de conseil en stratégie de communication et capital réputation, et Jeremy Collado, directeur conseil pour le cabinet de conseil stratégique en communication Taddeo, s'accordent d'office sur un point. Les cas de démission suite à des propos polémiques tenus par des dirigeants sont rares... Et se compteraient sur les doigts d'une seule main dans l'Hexagone.

Les patrons français s'expriment rarement sur les réseaux sociaux

"Ce sont plutôt des personnes qui sont prudentes, parfois même "trop", dans le sens où elles s'expriment très peu, justifie Arnaud Dupui-Castérès. Lorsqu'on regarde les plus gros patrons français, la plupart ne s'expriment publiquement qu'une ou deux fois par an, certains jamais. Surtout, ils vont rarement sur le terrain des polémiques..."

Dans le monde des startups, il y a bien eu des "dérapages". Des publications douteuses, parfois reprises par des comptes spécialisés dans la mise en avant des pires bourdes de communication sur les réseaux sociaux, comme Balance Ton Agency, qui repère les pires "red flags" dans les annonces d'emploi Linkedin. Les plateformes font par essence tomber quelques barrières : le fait d'être en ligne "désinhibe en quelque sorte", et alors, le mauvais coup de com' n'est jamais bien loin...

"Un dirigeant n'a pas à avoir d'avis sur tout"

Pour éviter alors d'être le prochain Paddy Cosgrave, plusieurs bonnes pratiques seraient à adopter. Selon Arnaud Dupui-Castérès, une bonne communication sur les réseaux sociaux doit d'abord s'articuler autour de deux axes : "le premier, c'est de s'exprimer uniquement sur les sujets sur lesquels l'entreprise a une légitimité : un dirigeant n'a pas à avoir d'avis sur tout. Le second, c'est de rester dans une tonalité positive". "Bien sûr, concède-t-il, le problème des réseaux sociaux, est qu'ils valorisent davantage, de par leur fonctionnement et leurs algorithmes, la polémique ou la dénonciation. Mais il faut garder en tête que le but ne doit pas toujours être de faire du clic, du volume. L'objectif principal doit rester de faire passer des informations." Revenir à l'essentiel, donc.

Pourtant, Jeremy Collado nous explique que depuis quelques années, les dirigeants osent davantage "s'aventurer sur des terrains moins corporates et sortir de leurs sujets d'expertise". Ils partagent des rebonds sur l'actualité, des points de vue qui n'ont plus uniquement trait au business, parfois avec un langage plus léger ou un ton décalé.

Pour lui, il n'y aurait pas de "recette miracle" en la matière. "Tout dépend de la stratégie que l'on veut mettre en place, et de la cible que l'on vise. Une communication réussie est une communication qui ressemble au dirigeant. Mais la stratégie sera différente s'il s'agit d'un dirigeant du CAC40 ou d’une startup par exemple." Il estime que sortir des sentiers battus n'est donc pas toujours une mauvaise chose... à condition de le faire dans un certain cadre. "Les dirigeants n'ont pas d'intérêt à susciter une polémique", note-t-il.

Les as de la polémique, qui parviennent à utiliser les prises de position tranchées en leur faveur, sont en effet bien rares. On pense évidemment tout de suite à Elon Musk, qui a fait des sorties de route sa marque de fabrique. "Une attitude en parfaite corrélation avec sa prise de participation récente dans X", remarque Arnaud Dupui-Castérès, avant d'ajouter :  "En France, on pourrait citer Michel-Edouard Leclerc, qui s'exprime beaucoup sur les débats publics, est habitué des coups de communication qui font parler. Cela reste un mode opératoire assez rare."

Faut-il fuir les réseaux sociaux ?

D'un autre côté, même sans chercher à débattre, les dirigeants peuvent se retrouver malgré eux au coeur d'une polémique. Aujourd'hui, "ils l'ont compris, poursuit Jeremy Collado, leurs publications vont être scrutées, décortiquées : tout peut faire l'objet d'un débat ou le susciter."

La bonne attitude face à cela serait de simplement... accepter l'état de fait. "Les réseaux sociaux sont par essence des plateformes conversationnelles. Il faut savoir accepter la contradiction, qui y est inhérente", soutient-il. Certains souhaitent y répondre, d'autres non. L'expert de Taddeo opterait plutôt pour la première option, à condition de garder un ton très professionnel, et de ne pas chercher à débattre avec une personne qui ne cherche pas vraiment à discuter.

Arnaud Dupui-Castérès recommande quant à lui aux dirigeants de ne pas vouloir garder la main sur leur compte à tout prix. Répondre à tous les commentaires serait une tâche extrêmement chronophage, et la vitesse avec laquelle nous pouvons publier quelques lignes ne permettrait pas toujours d'avoir le recul nécessaire. "Il ne faut pas réagir dans l'instantanéité, mais prendre de la distance, de la hauteur. Ce n'est pas facile de déléguer, car le dirigeant a un langage bien particulier duquel il ne faut pas trop se détacher, mais il faut au moins prendre le temps de la relecture, de façon systématique. Idéalement, il faudrait attendre 48 heures pour savoir si l'on a toujours envie de faire ce tweet, ou de le formuler ainsi...", recommande-t-il.

Lui-même n'est pas convaincu qu'un dirigeant doive systématiquement avoir des comptes sur les réseaux sociaux et s'y exprimer, même s'il reconnaît les bénéfices d'une telle utilisation, lorsque cela est bien maîtrisé.

"Ne pas être sur Linkedin ou Twitter n'empêche pas une bonne performance d'entreprise. En revanche, il est vrai qu'il est important d'avoir un discours incarné. La capacité à embarquer les autres, à les faire adhérer à nos valeurs, nos objectifs, est importante. Pour cela, les réseaux sociaux demeurent un canal de choix : c'est le seul moyen d'avoir une portée directe et massive sur le public, une telle visibilité", souligne-t-il. Un point sur lequel Jeremy Collado est bien d'accord. "L'avantage lorsque le dirigeant s'implique personnellement sur les réseaux sociaux ou dans sa communication de manière générale, ajoute-t-il à son tour, c'est que le résultat sera plus incarné, plus personnel, y compris sur des sujets stratégiques et business."

Le délicat calcul du coût opportunité-risque

Le directeur conseil de Taddeo, qui propose des accompagnements sur-mesure aux patrons et patronnes, estime que la stratégie réseaux sociaux doit être complémentaire d'une stratégie presse. Elle serait un excellent moyen pour s'adresser à une cible externe, "peser sur le débat public, incarner une stratégie, se poser en expert sur un sujet", et également pour toucher une cible interne. "Les dirigeants restent les premiers ambassadeurs d'une entreprise, ils peuvent en valoriser ses succès, ou celui de ses employés." Dans un contexte où les audiences sont très fragmentées, les réseaux sociaux sont le moyen idéal de s'adresser à une audience qualifiée et nombreuse, de façon directe.

"Ce que j'essaye de transmettre comme message aux dirigeants que j'accompagne, résume-t-il finalement, c'est que communiquer sur les réseaux sociaux doit être vu comme une opportunité, et non pas d’abord un risque. L’influence digitale est une brique à part entière de l’influence des dirigeants, de la même façon que les affaires publiques ou les relations presse."