En interrogeant plus de 700 professionnels du droit travaillant en cabinets d'avocats et services juridiques d'entreprises aux États-Unis, aux Pays-Bas, en Allemagne, en France, en Espagne, en Hongrie, en Italie, en Pologne et en Belgique, les éditions Wolters Kluwer dressent le portrait d’un secteur juridique en pleine mutation. En effet, sous l’influence des legaltechs et de l’arrivée des IA grand public, 73 % des professionnels envisagent désormais d'incorporer l'IA générative dans leur pratique. L’objectif ? Améliorer la productivité et l’efficacité devant une masse considérable de données, de textes juridiques et de décisions de justice (jurisprudence) en constante augmentation.

« Aujourd’hui, le client ne comprend plus que nous pouvons passer 15 à 20 h pour analyser des jurisprudences pertinentes une à une pour son dossier. Cela constitue du temps qui n’est pas entièrement facturable, mais le client en a pourtant besoin », explique Maître Lise Rahou, avocate associée au sein du cabinet Marli. « Aujourd’hui, le client veut des réponses rapides et à un prix raisonnable. Les évolutions technologiques permettront de répondre aux besoins de nos clients tout en nous permettant de nous concentrer sur notre véritable valeur ajoutée. »

L’IA, synonyme d’opportunité ou de menace pour les professions juridiques ?

L’adoption d’une nouvelle technologie comme l’IA passe forcément par une phase de compréhension de son fonctionnement et de son apport. À ce titre, l’étude de Wolters Kluwer constate que 73% des avocats et juristes d’entreprises comprennent comment l’IA générative peut être intégrée à leur travail et ont prévu de l’intégrer dans leur fonctionnement au cours de l’année prochaine. Pour autant, seulement 68% se sentent préparés à l’impact de l’IA : 43% d’entre eux voient l’IA générative comme une opportunité, alors qu’ils sont 25% à la voir comme une menace. Enfin, ils sont 26% à la considérer en même temps comme une menace et une opportunité.

« Il ne faut pas avoir peur mais cela nécessite de s’adapter : la part de l’humain dans le conseil doit être mis en avant, les avocats ne sont pas là pour uniquement donner des réponses juridiques mais être de manière plus large un business partner et trouver des solutions à des situations données », insiste Maître Anne-Charlotte Rivière, avocate associée au sein du Groupe Technologies et Life Sciences de Goodwin. « Les legaltechs permettent de simplifier certaines tâches, de les automatiser. On peut notamment citer le suivi des tables de capitalisation ou des plans d’intéressement mais l’usage est beaucoup plus large. Le nouvel usage qui se développe naturellement avec l’IA générative est l’assistance dans le cadre des recherches, que ce soit pour répondre à une question de droit précise ou dans le cadre de précontentieux ou contentieux. »

L’utilisation de l'IA dans le secteur juridique s'articule autour de deux axes principaux : l'automatisation des tâches répétitives et la gestion efficace des données. Les logiciels d'IA générative permettent la rédaction de documents standardisés, qui nécessite néanmoins une supervision humaine dans leur personnalisation. À ce titre, les professionnels du droit trouvent dans l'IA un outil précieux pour se concentrer sur l'essentiel : la relation client et la compréhension de ses problématiques juridiques. L’utilisation de logiciels d'aide à la rédaction de documents et à la recherche juridique pourrait permettre une réponse plus rapide et plus approfondie aux clients.

« Grâce à l’IA générative, avoir un document prérédigé par rapport à une problématique, par la techno, c’est un gain de temps », précise Maître Rahou. « Mais ce document généré ne peut pas servir de base sans avoir un avis humain derrière. L’IA n’est qu’une aide. Cela nous permet de nous concentrer sur le cœur de métier, d’adapter par exemple des contrats généraux aux spécificités de notre client. Or, les avocats veulent des outils qui leur sont dédiés. Il y a des outils qui sont très bons, mais trop généraux, et l’avocat veut quelque chose qui correspond à sa façon de fonctionner. C’est de cette façon que les avocats pourraient se dire qu’il y a une plus-value vis-à-vis du client ».

La formation à l'IA est cruciale

Pour autant, l'utilisation généralisée de l'IA par les avocats et juristes suscite des défis. La formation à ces nouvelles technologies, en particulier pour les avocats de l’ancienne génération, est cruciale. L’adaptation des cabinets doit se faire, souvent avec l'aide de collaborateurs plus jeunes et plus familiers avec ces technologies, afin de répondre à une demande croissante d’agilité et de modernité des clients. Ainsi, seulement 46% des avocats et juristes interrogés estiment qu'ils exploitent pleinement la technologie, 50 % affirment qu’ils sont en transition et 4 % ont l'impression de ne pas l'exploiter autant qu'ils le devraient.

« Peut-on dire que les avocats sont réfractaires au changement ? Je pense qu’il ne faut pas généraliser » affirme Maître Rivière. « Il est vrai que les plus seniors, et je m’inclus dedans, sont effectivement souvent des ''late adopters'' mais les nouvelles générations sont très différentes et poussent beaucoup les changements et l’adaptation. Il suffit donc de les laisser mener sur ce volet. »

Revoir la stratégie de recrutement

Enfin, selon l’étude, l'avenir des professions juridiques semble s’orienter vers une spécialisation accrue : 75 % des professionnels interrogés se déclarent être prêts à offrir une davantage de spécialisation à leurs clients et 78 % s'attendent à une augmentation de la demande en ce sens, et donc à une diminution du travail généraliste. L'IA joue à ce titre un véritable rôle de support, permettant aux avocats de se concentrer sur des tâches spécifiques à plus forte valeur ajoutée. Ainsi, comme l’indique dans l’étude Martin O’Malley, PDG de Wolters Kluwer Legal & Regulatory, « Même dans un monde de plus en plus impacté par ChatGPT et d'autres formes d'IA, la profession juridique continue de tirer sa force des relations humaines ».

Avec l'adoption croissante de ces technologies, les cabinets d'avocats devront revoir leurs stratégies de recrutement et de formation pour attirer et fidéliser les talents, notamment en offrant des conditions de travail plus flexibles et en s'adaptant aux nouvelles exigences technologiques. L’ouverture aux politiques ESG, qui est également analysée comme un angle de satisfaction client, est un axe d’amélioration puisque 69 % des cabinets d'avocats et 61 % des départements juridiques des entreprises déclarent ne pas être encore prêts à répondre pleinement aux attentes dans ce domaine. Des plans de DEIB (diversité, équité, inclusion et appartenance) ont quant à eux été adoptés par 55 % des cabinets d'avocats et des services juridiques, mais seulement 22 % d’entre eux déclarant prévoir de mettre en place une politique formelle dans les 12 prochains mois.

« Un cabinet doit nécessairement aujourd'hui être accompagné par des experts extérieurs ou par des collaborateurs plus jeunes, qui connaissent mieux ces technologies et seront plus à même à les intégrer. Nous n’avons pas le choix », conclut Maître Rahou. « Aujourd'hui, un cabinet ne peut pas dire qu'il va faire abstraction de ces avancées, et qu'un client ne s'en ira pas ailleurs : beaucoup de nos clients pensent que la profession est ‘old school’, que nous devons nous moderniser. Notre profession en a conscience et fait de son mieux pour s’adapter. »