Ils sont une quarantaine aujourd'hui en France contre un peu plus d'une douzaine il y a 10 ans. Les fonds de Corporate Venture Capital (CVC) se font plus nombreux dans le paysage de la French Tech, à mesure que les grands groupes tricolores s'intéressent aux écosystèmes innovants. En effet, un CVC fonctionne comme un fonds de Venture classique mais avec un seul Limited Partner (LP) représenté par un grand groupe. Pour une startup, choisir de se rapprocher d'un CVC peut présenter plusieurs avantages, mais aussi des inconvénients.

Pour rappel, un fonds de venture capital est géré par plusieurs LPs qui se concentrent essentiellement sur le taux de rentabilité interne (TRI). Un moyen de booster le retour sur investissement (ROI) pour maximiser les chances d'un exit, que cela soit une introduction en bourse (IPO) ou bien un rachat par un fonds ou un grand groupe. Dans le cas du CVC, le TRI n'est pas le seul curseur. Au-delà du retour financier, le fonds vise des synergies commerciales, bien sûr, mais aussi technologiques pour enrichir directement sa propre R&D. Si cette synergie s'avère fructueuse, cela confortera le groupe à intégrer la startup en interne, notamment au sein d'une nouvelle verticale. En plus de bénéficier d'un accompagnement sur-mesure, la startup peut également dans certains cas accéder à de nouveaux marchés pour tester son produit et passer à l'échelle. 

Accélérer un business existant du groupe

Le CVC ALM Innovation par exemple, le fonds d’investissement d’AG2R La Mondiale, accompagne une quinzaine de startups depuis sa création en 2019 et a opéré, en 2023, deux nouveaux investissements ainsi que deux réinvestissements. « Notre thèse de Corporate Venture vise le développement de synergies technologiques, commerciales ou encore de distribution avec les sociétés ciblées », justifie Laurent Charon, directeur innovation et transformation d'AG2R La Mondiale. Ici encore, la valeur ajoutée financière est considérée comme une « externalité positive », qui sera recherchée, mais pas comme une condition du rapprochement initial.

Pour Yann Coïc, le nouveau directeur d'EDF Pulse Ventures, ces synergies permettent d'accélérer un business déjà existant dans le groupe, faire monter en compétences les métiers en interne sur des sujets précis ou encore ouvrir un nouveau champ d'investissement prometteur. Mention est par exemple faite à l'entrée récente au capital de Sweetch Energy pour explorer les moyens de transformer l'énergie osmotique en électricité. 

« EDF Pulse Ventures recherche à la fois une création de valeur financière mais également un moyen d'aider les métiers du groupe à développer de nouvelles activités plus vite, justifie-t-il. Nos business units ont d'ailleurs très bien compris l'intérêt de cette démarche exploratoire ». Depuis son lancement en 2017, le CVC a permis de propulser 33 startups et réalise 3 à 4 investissements par an. Au total, environ un tiers de ces pépites sont issues de son propre incubateur - et donc détenues à 100% par le groupe - et deux d'entre elles ont récemment fait l'objet d'un exit (ITK et Seclab).

D'après Yann Coïc, l'avantage principal reste le fait de bénéficier de la marque EDF, de son marché et ses clients. En parallèle, les startups du portefeuille ont aussi accès au pôle ingénierie et R&D du groupe. Et dans certains cas, l'enjeu est de convaincre les porteurs de projet de se focaliser sur un cas d'usage qui leur paraît pertinent. C'était le cas de Spotr, une startup spécialiste du computer vision et de l’inspection de bâtiments, dans laquelle EDF Pulse Ventures a récemment investi et qui a notamment élargi son champ d’action à l'inspection de toitures pour faciliter l'étape de rénovation énergétique. 

Un horizon d'investissement très flexible

Jean-Baptiste Cousin, cofondateur et Partner chez SMASH Group, cabinet qui épaule les entreprises et leurs dirigeants en temps partagé sur les fonctions support (RH, finance, juridique…), fait également valoir l'avantage de temporalité dans le cadre d'un CVC. « Les CVC peuvent investir sur des temps plus longs, ne devant pas liquider le fonds à une date butoir contractuelle, comme les fonds traditionnels. Ils se rapprochent alors du modèle des family offices, explique-t-il. Ce qui est un vrai plus pour la société investie, qui aura potentiellement moins de désalignement d'intérêts ». De plus, n'étant pas soumis à la pression de « LPs hétérogènes », ces CVC s'avèrent bien moins « demandeurs en reporting à outrance ».

« Nous ne sommes pas contraints par un horizon d'investissement précis et nous réalisons ces exits lorsque la synergie est arrivée au maximum ou quand c’est le bon moment pour le développement de la startup, détaille Yann Coïc. Nous avons par exemple cédé nos parts dans ITK à la coopérative agricole Innoval car notre segment de ventes de services additionnels dans le monde agricole ne répondait plus aux attentes de notre marché ». Ce socle d'investissement aligné aux termes du marché est par ailleurs très commun chez les CVC et les critères varient selon l'évolution stratégique de la maison mère. 

C'est donc le grand groupe gestionnaire du fonds qui décide. En comparaison, un fonds de VC est soumis aux exigences de leur Limited Partners (LPs) et la durée s'étale généralement entre 7 et 10 ans jusqu'à l'exit. Laurent Charon ajoute également que pour les startups, c'est un moyen de se faire connaître et séduire de nouveaux investisseurs. « Certaines startups n'auraient pas vu le jour sans notre soutien, et notre expertise sectorielle permet justement de repérer ces pépites », explique-t-il. Une capacité de compréhension du business model qui est jugée plus fine que celle des fonds classiques sur certains dossiers très pointus. « Mais ces fonds ont aussi une expertise propre et c'est pourquoi nous décidons de co-investir systématiquement avec ces structures ». 

En revanche, le potentiel de synergie ne se suffit pas à lui-même et certains dossiers ont été refusés à cause d'une faisabilité lacunaire, malgré une proposition de valeur indéniable. « Nous devons à la fois être convaincus de la solidité intrinsèque du dossier, tel que le fait un VC, et aussi convaincre les métiers en interne qui sont concernés, notamment sur la promesse de résolution d'un problème », complète-t-il.

Une perte de contrôle moindre, mais à ne pas négliger

Dans le détail, la perte de contrôle de la startup est jugée moindre et le CVC s'engage à délivrer son expertise et ses ressources pour donner toutes les chances à sa pépite de réussir. A contrario, un fonds classique adapte sa prise de contrôle en fonction de l'aversion au risque du projet et peut même aller jusqu'à un droit de regard sur la stratégie de la startup, au niveau opérationnel. D'un autre côté, il faut noter que la startup adossée à un CVC est tributaire des évolutions de gouvernance qui peuvent se manifester au sein du grand groupe...

Plus encore, si le rapprochement échoue, la startup peut avoir du mal à obtenir la confiance de nouveaux CVC qui, d'après Jean-Baptise Cousin, « savent que les anciens partenaires ont eu accès à leur technologie et pourront la reproduire en interne ». « Cette problématique de propriété intellectuelle et technologique est primordiale, décrit-il. Il faut à tout prix chercher des preuves de synergie et s'assurer de l'engagement du CVC dans le déroulement de ses promesses. Si possible, il faut aussi exiger des clauses en ce sens mais évidemment le rapport de force ne le permet pas toujours »

Par conséquent, les craintes de perte de contrôle concernent la technologie plutôt que le capital de l'entreprise. Une ingénierie contractuelle est possible pour garantir la propriété intellectuelle mais évidemment, le grand groupe aura toujours intérêt à pouvoir l'utiliser en interne au service de ses métiers. Quand bien même l'horizon d'investissement n'est pas une contrainte, la confiance et l'alignement des valeurs entre la startup et le grand groupe sont indispensables. Les discussions préliminaires en ce sens prennent d'ailleurs plus de temps que dans le cadre d'un rapprochement avec un fonds classique. 

Une relation startups-grand groupes toujours imparfaite

D'après un rapport de BCG et Raiselab, 36% des représentants des CVC estiment que ces opérations sont des échecs notamment à cause de divergences de point de vue qui engendrent souvent des frustrations. Sur cette question, Yann Coïc estime que ces relations se sont améliorées malgré le temps d'exécution très long dans les grands groupes. « C'est là que les divergences apparaissent, d'où l'importance d'avoir un alignement robuste en amont », complète-t-il.

« Cette frustration est réelle mais la probabilité d'un échec doit toujours être prise en compte, renchérit Laurent Charon. Notre rôle est aussi de poursuivre notre accompagnement quoi qu’il arrive ». Face à ce réel challenge, ce dernier estime que les grands groupes doivent chercher à garantir « une relation client-fournisseur équilibrée » malgré la différence de taille. Cela passe également par une méthode éprouvée pour assurer l'intermédiation entre les deux parties.

Même son de cloche du côté de Jean-Baptiste Cousin qui distingue « deux mondes différents qui essayent de se parler et les enjeux politiques rencontrés en interne dans les grands groupes ralentissent grandement la prise de décision ». Ce dernier rappelle d'ailleurs que « le nombre de fusions-acquisitions qui se passent mal reste assez important ».

Face au contexte de resserrement persistant des financements en venture capital, les startups ont tout à gagner à se rapprocher des CVC. Encore faut-il décrocher une relation de confiance saine et se lancer en connaissance de cause.