Ancien Premier ministre, ancien ministre du Budget, arrivé à Bercy juste après Jérôme Cahuzac, ancien ministre de l’Intérieur… Mais aussi maire, conseiller général, député et surtout avocat, Bernard Cazeneuve évolue depuis toujours parmi les élites politiques et économiques. Son regard est celui du régulateur : il a participé à l’élaboration de textes de lutte contre la corruption et contre le blanchiment et le financement du terrorisme, à un niveau national et européen. À la Maddy Keynote 2024, le jeudi 28 mars, il a insisté sur le caractère vital des normes économiques mondiales

Il a encouragé chaque entrepreneur à les respecter en rappelant les gains qu’ils en tireraient. Mais y-a-t’il encore de l’éthique en politique ? Est-ce seulement aux chefs d’entreprises d’être irréprochables ? Peut-on faire un parallèle entre leader politique et leader économique ? La rédaction de Maddyness a posé ces questions à Bernard Cazeneuve, le politique, l’avocat, le philosophe sur les canapés de l’ancien palais de la Bourse de Paris. 

Maddyness : Quels sont les grands défis du monde des affaires face à l’éthique ?

Bernard Cazeneuve : Les grands défis renvoient à la maîtrise des effets de la mondialisation sur les droits humains, la santé ou encore l’environnement. Il s’agit aussi de préserver le respect des principes qui garantiront que le marché global sera un level playing field (un terrain avec des règles équitables pour tous, ndlr).

On constate donc que l’ensemble des règles qui ont été élaborées ces dernières années, qu'elles soient relatives à la prévention de la corruption ou au devoir de vigilance, sont destinées à rendre politiquement et économiquement soutenable l'activité des entreprises dans la globalisation.

Est-ce qu'aujourd'hui il y a de l'éthique en politique ? Comment est-ce que les deux mondes, économique et politique, peuvent montrer l'exemple et insuffler le même souffle éthique ?

D'abord, il faut savoir ce que l'on entend par éthique en politique. Il y a plusieurs manières de définir ce concept. La première, c'est de considérer que les comportements de ceux qui sont investis d’une charge publique doivent être exemplaires et notamment en matière de respect des principes régissant les relations entre les forces politiques lorsqu'elles s'opposent. 

On peut considérer aussi que l'éthique en politique c'est la prévalence du principe de responsabilité sur toute autre considération. C'est ce que Max Weber appelait l'éthique de la responsabilité, qui suppose que la lutte pour l'accession au pouvoir ne prévale pas systématiquement sur l'intérêt général et l'intérêt supérieur de la nation.

Sur tous ces sujets, les pratiques se sont plutôt dégradées que rehaussées au cours des dernières années et cela a contribué à accroître considérablement la crise de confiance que les citoyens éprouvent à l'égard des institutions et de ceux qui les représentent .

Si l'on veut aujourd'hui recréer les conditions de la confiance, il faut à la fois, que les comportements soient exemplaires - et de ce point de vue, le législateur a agi en créant la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP) et le parquet national financier pour lutter plus efficacement contre la délinquance financière et la fraude fiscale, mais il faut aussi que les considérations d'intérêt général, le sens de l'intérêt supérieur de la nation, l'emportent sur toute autre considération lorsqu'on est investi de charges publiques.

RSE : «Un très haut niveau d'exigence de la part des jeunes générations»

Vous travaillez notamment sur la régulation européenne et la compliance. Aujourd'hui, c'est des sujets qui, financièrement, coûtent cher aux startups, qui doivent s'adapter aux lois européennes. Comment est-ce qu'on peut les aider et peut-être même les aider à prendre les devants sur cette régulation ?

Oui, d'abord, vous avez raison de dire que ce sont des mesures qui, effectivement, ont un coût. Mais que le coût de ces mesures doit être rapporté au coût de leur non-respect. Quand certaines entreprises européennes ne respectent pas les règles éthiques auxquelles elles sont soumises, notamment depuis l'adoption par les Etats-Unis du Foreign Corrupt Practice Act (une loi fédérale américaine de lutte contre la corruption dans les affaires, ndlr), le Department Of Justice américain (DOJ) peut poursuivre ces entreprises et exiger d’elles des niveaux d'amende et qui sont parfois de nature à remettre en cause jusqu'à leur existence. 

Donc, le coût de la conformité doit être rapporté au prix payé lorsqu'on ne respecte pas les règles. Deuxièmement, il y a le coût budgétaire, les moyens mobilisés en interne dans l'entreprise. Mais il y a aussi le gain que l'entreprise retire de sa bonne réputation et du respect scrupuleux de ses règles. 

Beaucoup de jeunes talents aujourd'hui ne vont pas vers les entreprises qui ne respectent pas les règles en matière d'ESG, ni celles relatives à la prévention et à la lutte contre la corruption. Il y a de la part des très jeunes générations un très haut niveau d'exigence de respect des principes de probité de la part des entreprises. 

Il convient donc de tenir compte de toute l'énergie que les nouveaux talents mettent au service du développement de l'entreprise, lorsqu'ils sont garantis que cette dernière respectera les valeurs d’intégrité et de probité . C'est l'ensemble de ces éléments qu'il faut prendre en compte lorsqu'on évalue le coût pour une entreprise de l'effort qu'elle consent pour le respect de règles et des principes éthiques.

Peut-on faire un parallèle entre une partie de votre parcours et ce que peuvent vivre aujourd'hui les leaders et les fondateurs de startup et de scale-up ? Vous avez quitté Matignon en 2017, une fonction qui était très prenante, du 24 heures sur 24. Comment fait-on pour rebondir, pour se réinventer après un tel poste ? Et comment savoir vers quoi aller pour recréer de la valeur ?

J'avais un métier avant de rentrer au gouvernement. J'ai été pendant près de 30 ans dans la vie publique, comme maire d'une ville importante de France, puis président d'une communauté urbaine, Octeville et Cherbourg-Octeville, et comme premier vice-président de la région Normandie. J'ai été parlementaire pendant 15 ans et ministre pendant cinq ans, j'ai exercé longtemps des responsabilités publiques. J’ai aussi exercé la profession d'avocat au sein du cabinet August Debouzy, du début des années 2000 jusqu'en 2007, année de mon retour au Parlement (comme député de La Manche, ndlr).

Et lorsque, pendant dix ans, comme parlementaire et ministre du gouvernement, je me suis trouvé éloigné de mon activité professionnelle, j'ai essayé de faire en sorte que mon engagement public soit cohérent avec ce qu'avait été le parcours d'une vie. Lorsque je suis revenu dans mon cabinet d'avocat, dans ma famille professionnelle, pour reprendre mon activité comme le font beaucoup de Français, j’ai embrassé des sujets qui faisaient écho à ceux pour lesquels je m'étais mobilisé dans ma vie publique. 

Dans la lutte contre le terrorisme, j'avais été amené à travailler sur une directive de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. C'est moi qui ai porté au banc du gouvernement la loi relative à la transparence de la vie publique comme ministre du budget, et la loi relative à la lutte contre la faute fiscale et la grande délinquance financière, qui ont institué simultanément la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique et le parquet national financier. J'ai été amené comme ministre des Affaires européennes, à travailler sur beaucoup d'aspects relatifs à la régulation financière et bancaire, à travers la mise en place de l'union bancaire. Donc lorsque je suis revenu avec la passion du droit, dans une profession juridique exigeante, je me suis positionné sur des sujets que je connaissais un peu . 

Lorsque vous êtes au gouvernement, vous avez certes beaucoup de travail, mais la pression que les événements, les médias exercent sur vous ajoute un surcroît de tension à votre charge. Désormais j'ai moins de pression, mais j'ai presque autant de travail. Il n'y a pas eu de rupture.

«Il est toujours possible de pousser les murs»

Quel conseil donneriez-vous à un jeune qui veut se lancer dans l'entrepreneuriat ? Et en miroir, à un patron de scale-up qui se sent peut-être dans une impasse ou qui ne sait plus comment faire avancer ses équipes ?

Je pense que la vie professionnelle, quel que soit le domaine dans lequel on s'engage, est faite d'épreuves. Elle est faite d'événements imprévus. Des ruptures dans la vie personnelle peuvent constituer des moments de souffrance. Elle est faite de défis à relever collectivement ou individuellement. Elle est faite de moments que l'on n'a pas vu venir et qui sont comme autant de défis, s'ajoutant à ceux pour lesquels on a décidé de s'engager dans l'entreprise, ou dans la vie publique. 

Et je pense que la seule chose qui puisse permettre de surmonter ces défis, c'est d'une part la propension à la mobilité, à l'imagination. Rien n'est jamais figé aussi longtemps qu'il existe une capacité à agir, à faire bouger les lignes, à convaincre des interlocuteurs et à embarquer avec soi des partenaires. Mon premier conseil, c'est bougez et agissez aussi longtemps que vous avez une marge de manœuvre pour le faire, fût-elle réduite et étroite en apparence, car il est toujours possible de pousser les murs. 

Et puis le deuxième conseil que je donnerais, c'est ne réduisez pas votre vie à votre vie professionnelle. Parce que si vous voulez réussir, vivez à côté de ce que vous faites professionnellement. Gardez une capacité d'émerveillement, d'apaisement, de dépassement de vous-même à travers la lecture, l'activité intellectuelle, l'écriture, la méditation, la contemplation de la nature… Une activité spirituelle ou intérieure importante. Peu importe le chemin, mais faites en sorte que votre vie professionnelle ne soit qu’un élément de votre vie.

Qu'est-ce que vous lisez en ce moment ? Comment faîtes-vous, justement, pour vous évader et garder cette capacité d'émerveillement ?

Je lis beaucoup tout le temps, parce que je suis un esprit libre et spéculatif. On me reproche d'ailleurs dans le monde politique de pas être mono-maniaque, c’est à dire obsessionnel de la politique et de ses travers. Autrement dit de ne pas dépendre d’elle. J’ai sans doute toujours eu trop de centres d'intérêt, qu'il s'agisse de la botanique, de la musique ou de la littérature. En ce moment, je suis en train de lire un livre écrit par Clemenceau sur Claude Monet, qui était un de ses amis parce que je travaille à un ouvrage qui est une sorte de méditation de Clemenceau à l'occasion de son dernier voyage à Giverny pour assister aux obsèques de Monet.

Marina Ferrari, secrétaire d'État chargée du Numérique, dit qu'il faut réguler l'innovation sans la casser. Qu'est-ce qui vous inspire cette phrase ?

Il faut toujours réguler. Si l'on veut que ce qui relève du marché, c'est-à-dire de la capacité d'initiative engendrée par la liberté individuelle, puisse prospérer. Il faut qu'il y ait des règles, ne serait-ce que parce que le marché n'est jamais spontanément un level playing field, contrairement à ce que croient les libéraux.

Si l'on veut que le marché permette à chacun d'avoir toutes les chances de faire aboutir ses projets, en donnant le meilleur de son imagination, de sa capacité d'innovation, il faut que le marché établisse des règles partagées par tous et qui donnent à  chacun sa chance. 

Donc Madame la secrétaire d’Etat au Numérique et à l’Innovation a raison, parce que si l'innovation n'est pas régulée, alors elle peut être déceptive en ne tenant pas ses promesses.

L'innovation sans règle éthique, peut se mettre au service du pire. Les débats sur l'intelligence artificielle en témoignent, et tous les débats qui ont eu lieu dans les années 90 sur la bioéthique nous le rappellent également. Si la richesse résultant de l'innovation n'est pas réinvestie dans l'entreprise, alors l'innovation ne crée pas nécessairement une opportunité de développement pour le plus grand nombre. La justice fiscale et l’efficacité économique n’ont donc pas vocation à être opposées l’une à l’autre. 

Vous avez œuvré pour la lutte antiterroriste. Est-ce qu'aujourd'hui, les startups françaises, les entreprises de l'innovation, dans la cybersécurité et la blockchain par exemple, peuvent aider dans ce combat ? Y-a-t’il une collaboration à encourager entre les services de l’État et ces entreprises ?

Oui, bien sûr, beaucoup. Lorsque j'étais ministre de l'Intérieur, j'ai beaucoup encouragé cette collaboration entre le secteur de l'entreprise et l'administration régalienne à la tête de laquelle je me trouvais. Si l'on veut lutter contre la cybercriminalité, les cyberattaques peuvent être un facteur redoutable de blocage de l'économie, si on veut défendre nos intérêts souverains, il faut être capable de mobiliser un ensemble d'acteurs et notamment les startups. Il le faut pour articuler des compétences, développer des contre-feux par le moyen de l'innovation technologique.