« En 2023, la French Tech a levé un peu plus de 8 milliards d'euros, soit une baisse de 36 % par rapport à 2022 », rappelle en préambule Sophie Levy Ayoun, responsable éditorial de Maddyness et modératrice de cette table-ronde destinée à explorer la question de l’entreprenariat dans un monde sans argent.

Virginie Lazes, associée-gérante de Rothschild & Co, constate aussi cette raréfaction des fonds « à la suite d'une ouverture très forte des vannes après la crise sanitaire par le biais de fonds européens, américains et asiatiques ». Après une période 2021-2022 exceptionnelle, le financement de la French Tech a connu un "retour à la raison". « Mais ces 8 milliards en 2023 restent toujours au-dessus des montants enregistrés de 2000 à 2010 », tempère-t-elle sur la scène de la Maddy Keynote 2024.

Quentin Jonas, Managing Director de PSG Equity, partage ce point de vue et confirme que les investisseurs sont toujours présents, en témoigne le closing récent de leur fonds en novembre dernier de 2,6 milliards d'euros orienté sur le financement de l'écosystème SaaS au niveau européen.

Jérôme Commerçon, associé de Scotto Partners, reste optimiste et tient à rappeler que de nouveaux investisseurs sont arrivés sur le marché du capital-risque - citant par exemple des family offices. Néanmoins, il confirme que les investisseurs sont plus « regardants sur la rentabilité » et que les investissements ont tendance à se concentrer sur certains secteurs clés comme « l'intelligence artificielle, la Greentech ou encore les life sciences ».

Cap sur la rentabilité et la rupture

Les levées de fonds réalisées par les startups ces dernières années interrogeaient sur les procédés de valorisation de ces entreprises, comme le soulève Quentin Jonas : « On revient à des fondamentaux sains. Post-Covid, l’écosystème de la tech est entré dans une situation hors-sol non régie par les règles classiques du monde économique ». En effet, on peut observer que la valorisation de ces sociétés se fonde de plus en plus sur des données financières plutôt que sur le potentiel d’une idée a priori séduisante. Pour combler leurs besoins en financement, leurs modèles économiques internes doivent être alignés sur ceux des entreprises plus « ordinaires », notamment par la réduction des charges, la sélection des talents, l’affinement du pricing, la sélection entre les clients rentables et ceux qui ne le sont pas, etc.

Néanmoins, Virginie Lazes relativise ce changement de paradigme en disant que « l’argent est là mais c’est plus sélectif ». Elle relève que les secteurs qui, comme la Deeptech, la Greentech et notamment toute activité liée à l’environnement, la Spacetech ou encore l’IA quantique, qui représente « l’étape d’après pour l’IA en termes de puissance de calcul », sont les plus convoités et captent la majorité des financements, arrivant à la conclusion qu’il sera désormais plus dur de lever des fonds pour un projet digital en B2C ou en SaaS. Toutefois, les startups capables de déployer une croissance, tout en garantissant une certaine rentabilité, pourront toujours attirer des investisseurs.

Cela étant, tout comme Virgine Lazes le suppose, ces changements économiques structurels peuvent être insuffisants pour permettre aux comptes d’une entreprise d’être à l’équilibre, ce qui plonge les startups dans un contexte où elles tendent à être rachetées ou intégrées par des grandes entreprises opérant dans un secteur d’activité complémentaire avec les produits qu’elles développent. A cet égard, Jérôme Commerçon relève l’exemple de la néo-assurance Luko, rachetée par Allianz, en ajoutant que « c’est une situation particulière d’anticipation dans la gestion du cash et ce type de rapprochement peut s’accélérer dans le cycle de vie de l’entreprise lorsqu’elle n’arrive pas à lever dans les temps les financements dont elle a besoin pour assurer sa croissance. Il faut par ailleurs développer des alternatives pour limiter ses coûts, comme le fait de conserver ses talents clés en leur permettant de monter au capital plutôt que de leur verser des salaires complémentaires ».

Explorer des alternatives de financement

La dette est également une alternative de financement pour les startups, bien qu’elle nécessite de celles-ci une certaine rentabilité, et donc des données économiques et financières, auxquelles sont subordonnées leurs capacités de remboursement de l’emprunt. Cette optique est quelque peu en contradiction avec le modèle de la startup. Ainsi, Virginie Lazes évoque, en premier lieu, que plusieurs grandes banques françaises souhaitant se rapprocher de la French Tech ont créé des hubs qui permettent dans certains cas - rares - de prêter de l'argent à ce type d’emprunteurs puis rappelle, en second lieu, qu’une dette est par nature remboursable – ce que les entrepreneurs ont eu tendance à oublier, en particulier pour les bénéficiaires des Prêts Garantis par l’Etat (PGE) durant la crise sanitaire.

De façon alternative, les startups peuvent obtenir des financements ARR basés sur des revenus récurrents annuels où « le paiement récurrent des clients va être passé au crible pour s’assurer que l’entreprise peut assumer la charge de la dette », décrit Virginie Lazes.

Par ailleurs, Quentin Jonas rappelle aussi que beaucoup d'entrepreneurs ont bénéficié du financement de France Travail (ex-Pôle Emploi) par le biais de la perception d’allocations chômages pendant le développement de leur projet, voire la perception d’un capital via le dispositif d'aide à la reprise ou la création d’entreprise (ARCE). En outre, Bpifrance est un des acteurs financiers sur tout le territoire, au même titre que certaines banques et caisses régionales qui ont une meilleure compréhension des besoins locaux potentiellement différents de ceux des grandes métropoles.

Enfin, les financements alternatifs présentent aussi l’avantage de ne pas nécessiter une réorganisation du capital. Jérôme Commerçon alerte à ce propos sur certains risques associés à la levée de fonds - notamment en termes de dilution de capital : « Les entrepreneurs ont souvent du mal à imaginer que cela puisse mal se passer, mais j'en connais aujourd'hui qui se mordent les doigts d'avoir signé leurs accords actionnariaux et accepté certaines clauses les yeux fermés. »

Au terme de ces échanges, tous les intervenants conseillent aux entrepreneurs de revenir aux fondamentaux pour garantir une trajectoire favorable à leur projet. Il faut donc gérer son développement et surveiller sa trésorerie au plus près, et concevoir un produit qui répond nécessairement à un marché et un besoin en recherchant rapidement un prix de vente permettant d’atteindre la rentabilité. En tant que dirigeant, il est aussi conseillé de savoir, en temps utile, passer la main sur l'opérationnel et tout faire pour sécuriser les employés les plus compétents, quitte à les faire entrer au capital pour mieux les fidéliser.