De l’idéation à la post-production, l’intelligence artificielle s’impose désormais dans les chaînes de production créative. Génération de visuels pour les moodboards, conception d’ambiances sonores sur mesure, production automatisée de voix-off ou encore stylisation d’images publicitaires : dans la publicité, la culture ou la mode, l’IA transforme des étapes entières du processus créatif. 

L’IA, un outil de création comme un autre ?

Pour Marion Carré, cofondatrice d’Ask Mona, “l’IA est un outil, pas une fin. Elle vient en soutien, pour permettre des choses qu’on ne pourrait pas faire seul.” Elle évoque notamment des projets dans les musées où l’on peut dialoguer avec des œuvres grâce à l’IA, ou encore une exposition en Écosse où elle a généré de fausses archives historiques impossibles à produire manuellement. “C’était GPT-2 à l’époque. Ce n’était pas magique, mais ça m’a permis de créer quelque chose d’unique.

Dans le secteur de la mode, Frédéric Rose, CEO d’Imki, insiste sur l’importance de “ramener l’IA dans le réel”. L’enjeu n’est pas seulement de produire des idées visuellement spectaculaires, mais de les rendre réalisables industriellement. “L’IA sait générer des images très belles… mais irréalisables” constate-t-il. En d’autres termes, ces visuels séduisants produits par les générateurs ne tiennent souvent pas compte des contraintes techniques : propriétés des matériaux, faisabilité des coupes, cohérence des volumes. Pour franchir ce fossé entre image générée et vêtement produit, Imki développe des modèles spécialisés, entraînés sur des données validées par des stylistes, modélistes et designers. “Il ne suffit pas que l’idée soit belle, il faut qu’elle puisse être concrétisée.

Ni menace, ni miracle : une accélération des processus

Dans les agences de publicité, l’IA est déjà bien présente, mais de manière ciblée. Georges Mohamed-Cherif, fondateur de Buzzman, distingue clairement les étapes : “On l’utilise en amont de la création, jamais sur l’idée elle-même. Pour des publicités qui ne surprennent personne, oui, l’IA peut faire le job. Mais notre métier, c’est de créer des ruptures, des paradoxes, et ça, une IA ne sait pas faire.” Il insiste : “La pub, c’est ce qui intéresse les gens. Ce sont les paradoxes. L’IA, c’est tout l’inverse : c’est rationnel, ça suit des patterns.

Pour illustrer son propos, il cite une signature conçue pour Burger King, simplement intitulée “Mmmh Burger King”. Une idée minimaliste, impulsive et tellement humaine qu’elle a été reprise inopinément par François Bayrou en plein conseil municipal, provoquant à la fois surprise et viralité. “Ce genre de truc, c’est impossible à produire avec une IA. Il faut une forme de dérapage contrôlé que seule l’intuition permet.

Même lorsqu’il reconnaît son efficacité sur certains usages visuels, il tempère aussitôt : “Oui, ça va plus vite de créer une image. Mais est-ce qu’on n’allait pas déjà trop vite ?” Pour lui, le danger n’est pas technologique, mais culturel : “Créer, c’est discuter, douter, confronter. Ce n’est pas cliquer sur un prompt.” Frédéric Rose abonde : “Une IA produit ce qu’elle a vu. C’est du mainstream par défaut. C’est très utile pour faire des choses attendues, mais insuffisant pour produire un écart culturel, un pas de côté.

Tous s’accordent : si l’IA permet d’aller plus vite, elle ne doit pas imposer une cadence déshumanisante. Le risque, pour Cherif, est clair : “On risque d’appauvrir la création en lui retirant ce qui la rend unique.

Emploi, qualité des données, diversité culturelle : des enjeux de fond

L’intelligence artificielle transforme aussi en profondeur les métiers de la création. Certaines professions sont directement menacées. “Les voix-off vont disparaître. En pub, on peut déjà faire un spot avec la voix d’un comédien célèbre sans qu’il soit là” affirme Georges Mohamed Cherif. Il en va de même pour la musique publicitaire ou l’illustration rapide. “Tout ce qui est entièrement digitalisé est vulnérable.

Mais cette mutation n’est pas sans conséquences systémiques. “Moins de créateurs, c’est aussi moins de matière pour entraîner les IA” alerte Marion Carré. Elle rappelle qu’au-delà du droit d’auteur, la question se pose aussi en termes de pérennité : “Les modèles qui se nourrissent de contenu IA s’appauvrissent rapidement. On a besoin de créateurs humains, sinon les modèles vont se tarir.La question de la diversité culturelle est aussi centrale. “Les IA embarquent des biais culturels anglo-saxons” explique Carré. Elle évoque une requête pour générer un instrument arabe, qui a produit des clichés orientalistes absurdes. “Ce sont des outils puissants, mais formés avec des corpus très homogènes. Cela a un impact sur les représentations culturelles.

L’IA comme prolongement du geste artistique

Et l’art dans tout ça ? La table ronde s’est conclue sur la question de la valeur artistique d’une œuvre générée par IA. Frédéric Rose, formé aux Beaux-Arts, rappelle que “le premier geste qu’on apprend, c’est de copier. Le débat sur l’IA n’est pas nouveau, il est le prolongement de débats anciens comme celui suscité par l’arrivée de la photographie.” Pour lui, ce qui compte, ce n’est pas l’outil, mais la posture. “Le geste artistique, c’est une prise de position. Ce n’est pas le fait d’avoir utilisé un logiciel qui fait de vous un artiste.

Marion Carré conclut sur une note ouverte : “Ce qui compte, c’est la personnalité du créateur, sa manière d’investir le processus. Certains vont choisir le dataset, d’autres vont écrire l’algorithme… il y a mille façons d’être créatif avec l’IA.” Elle pose aussi une question clé : comment former les futurs créatifs dans un monde où l’IA est omniprésente ? “Si on commence par l’outil, on risque de perdre la compréhension de ce qu’il fait. Il faut d’abord acquérir une expertise humaine, puis l’augmenter grâce à l’IA.