Longtemps réservée aux laboratoires technologiques, l'intelligence artificielle s’impose dans des secteurs moins attendus, comme celui de l’audiovisuel. Entre enthousiasme et appréhension, le déploiement de ces outils innovants pose un défi humain et organisationnel. Alexia Laroche-Joubert, à la tête de Banijay France, a partagé son retour d'expérience sur la transformation progressive de son groupe, entre pragmatisme et ambition créative.

Alexia Laroche-Joubert revendique un intérêt ancien pour l’intelligence artificielle, bien avant sa popularisation récente. "Je dis souvent en interview que je suis transhumaniste", affirme-t-elle, précisant que si sa curiosité personnelle pour ces technologies précède de plusieurs années leur explosion médiatique, convaincre l’ensemble des collaborateurs a nécessité une approche structurée. "Je me suis retrouvée face à des collaborateurs dans une position de retrait, d'appréhension et de précarité", observe-t-elle.

Une impulsion stratégique portée par la direction

Pour amorcer ce changement culturel, Banijay a initié une démarche de sensibilisation pragmatique en incitant les équipes à s'approprier l’outil au quotidien : "Vous le téléchargez sur votre téléphone et vous l'utilisez pour tout et n'importe quoi", rapporte Alexia Laroche-Joubert. Une approche dédramatisante a permis une première acculturation.

Dans un second temps, Banijay a mis en place des formations obligatoires pour l’ensemble des métiers, du créatif au juridique en passant par le financier et les fonctions support. Ces formations visent à rendre l'IA accessible et à l'inscrire dans les pratiques professionnelles usuelles. "Nous updatons constamment nos collaborateurs", précise-t-elle, insistant sur la nécessité d’une progression continue.

Parmi les meilleures pratiques qu’elle recommande pour ancrer durablement l'IA dans l’organisation figurent l’évaluation systématique des compétences à l'embauche et l'analyse fine des besoins de formation révélés par ces évaluations. "Ce n’est pas pour sanctionner, mais pour comprendre où se situent les manques", souligne la PDG.

Un partenariat entre Banijay et Genario

Au sein de Banijay, l’intégration de l’IA dans la création de contenus s’est structurée autour de deux axes stratégiques : le développement de projets et la production audiovisuelle. Dès les premières expérimentations, Alexia Laroche-Joubert a souhaité dépasser l’usage basique des IA génératives pour les inscrire dans les processus métiers. "On s’est posé la question de savoir dans quels secteurs de notre workflow on pouvait utiliser l'IA", explique-t-elle. Deux domaines se sont rapidement imposés : la création de contenus et l'optimisation opérationnelle.

Pour accompagner la phase de développement, Banijay a été le premier groupe audiovisuel à signer un partenariat avec Genario, une plateforme spécifiquement conçue pour assister l'écriture de scénarios. "Genario a été développée par un ingénieur et un scénariste, ce qui était fondamental pour nous", souligne Alexia Laroche-Joubert. Cette double expertise technique et créative permettait de garantir une approche respectueuse des enjeux narratifs. L’outil a été déployé auprès de l'ensemble des auteurs du groupe, qu'ils soient salariés permanents ou contributeurs ponctuels. Concrètement, Genario agit comme un support de structuration des récits, d'aide à la reformulation et de simulation de réécritures en fonction des briefs clients : "Les streamers, souvent, nous commandent huit épisodes et, en cours de route, réduisent à six", explique-t-elle. 

Des deepfakes pour tester la fidélité des couples

Sur le versant de la production, l’IA est également devenue un levier créatif. Dans le divertissement, Banijay n’hésite pas à concevoir des formats intégrant directement l’intelligence artificielle dans leur mécanique. En Espagne, le programme Deep Fake Love repose sur l'utilisation du deepfake pour tester la fidélité des couples. "On transforme les visages pour faire douter les candidats entre le vrai et le faux", explique la PDG. Aux États-Unis, pour Deal or No Deal Island, l’IA a permis de créer virtuellement les décors de tournage, notamment l'illusion d'un yacht de luxe, sans en supporter les coûts logistiques : "Évidemment, on ne l'a pas loué, c'était généré par IA", lui a rapporté le producteur de l'émission.

Enfin, Banijay exploite des IA génératives pour des tâches techniques comme le changement d’arrière-plan, utilisé par exemple dans Lego Masters, le doublage vocal, ainsi que des IA prédictives capables d'analyser les datas pour anticiper l’audience potentielle d’un programme. "Nous voulons pouvoir rassurer les diffuseurs en leur apportant des prévisions d'audience basées sur les données de consommation", précise Alexia Laroche-Joubert.

Encadrer l'usage de l'IA : une priorité éthique et juridique

Face aux défis posés par l’automatisation, Banijay encadre strictement l’usage de l’intelligence artificielle pour accompagner ses collaborateurs et préserver les compétences humaines. “Il n'y a pas de doute que ceux qui ne seront pas formés seront sur le carreau”, prévient Alexia Laroche-Joubert, insistant sur la nécessité d’une transition encadrée plutôt que subie.

Le groupe a mis en place une charte d’éthique pour baliser l’utilisation de l’IA, tout en développant des initiatives de pédagogie externe pour sensibiliser le grand public aux enjeux technologiques. Parallèlement, Banijay s’attaque à l’enjeu majeur de la propriété intellectuelle, dans un contexte juridique encore flou. “Actuellement, il n'y a pas de doctrine claire sur la propriété intellectuelle quand l'IA intervient”, souligne la PDG, évoquant notamment l’exemple d'Amazon qui encadre l'utilisation d'œuvres générées par IA.

Dans cette incertitude, Banijay adopte une stratégie proactive : garantir la traçabilité des créations, privilégier la collaboration humaine et défendre fermement les droits d’auteur. “Nous avons besoin d’auteurs pour défendre nos propriétés intellectuelles”, conclut Alexia Laroche-Joubert, affirmant ainsi une vision d’une innovation responsable.