Tombée pendant le long week-end du 1er mai, la nouvelle a glacé (une nouvelle fois) le sang des acteurs français des cryptomonnaies. Comme David Balland, co-fondateur de Ledger, en début d’année, le père d’un entrepreneur qui possède une société de marketing dans les cryptomonnaies a été enlevé, puis torturé en vue d’obtenir une rançon. Comme David Balland, les ravisseurs lui ont coupé un doigt avant d’envoyer une vidéo de cette scène insoutenable à son fils. Et fort heureusement, les forces de l’ordre sont parvenues à le libérer au bout de 48 heures d’inquiétude, tout comme le co-fondateur de Ledger en janvier dernier.

Cette nouvelle affaire, qui met en évidence un mode opératoire très violent qui se répète de plus en plus depuis plusieurs mois, préoccupe de plus en plus les détenteurs de cryptomonnaies, à commencer par ceux qui sont les plus exposés sur le plan médiatique. En début d’année, l’influenceur crypto Owen Simonin, alias Hasheur sur YouTube, avait ainsi raconté avoir été mis en joue à son domicile pour lui soutirer ses cryptomonnaies. Si l’agresseur avait fini par prendre la fuite, le youtubeur en avait été quitte pour une sacrée frayeur.

«C’est une bonne chose de voir que le sujet est considéré et pris au sérieux»

Forcément, l’annonce d’une nouvelle affaire de séquestration dans le secteur n’est pas de nature à le rassurer, mais son associé, Thibaut Boutrou, qui est le co-fondateur de la plateforme d’investissement crypto Meria, estime que la mise en avant de ces faits divers peut contribuer à une prise de conscience collective dans la société. «Avec la médiatisation de ce genre d’affaires, on commence à voir les choses bouger. C’est une bonne chose de voir que le sujet est considéré et pris au sérieux», observe-t-il. Preuve que le sujet est sensible, il fait partie des rares personnes contactées qui ont accepté de témoigner.

En revanche, Thibaut Boutrou s’inquiète du mode opératoire des agresseurs, qui consiste désormais à s’en prendre aux proches des entrepreneurs crypto pour faire levier de pression afin de contraindre ces derniers à verser la rançon réclamée. «Ce qui est nouveau dans les derniers cas, ce que ce n’est plus directement les personnes visées qui sont les cibles, mais leurs proches. Ça ouvre une nouvelle porte plus compliquée à gérer», estime-t-il. Même son de cloche chez Alexandre Stachtchenko, figure bien connue de l’écosystème crypto en France qui est l’un des fondateurs de l’Adan, association des professionnels du secteur, et actuel directeur de la stratégie de Paymium : «C’est une méthode qui rajoute un cran dans la barbarie. C’est pesant.»

Des attaques qui résultent d’un «climat toxique» en France ?

Si les enlèvements d’entrepreneurs crypto ne sont pas nouveaux, c’est leur récurrence et le mode opératoire particulièrement violent qui interpellent dans l’Hexagone. «Ce qui choque les gens, c’est qu’on avait l’impression que nous étions en sécurité en France. Dans l’esprit général, ça ne pouvait pas arriver en France et en Europe. Mais la réalité aujourd’hui, c’est que ça n’arrive pas qu’aux États-Unis ou en Amérique latine. L’écosystème se sent plus en sécurité à Dubaï ou en Suisse», souligne ainsi Thibaut Boutrou.

Sur LinkedIn, le journaliste Raphaël Bloch, co-fondateur du média spécialisé The Big Whale, s’alarmait également de la situation ce week-end. «Je reçois des dizaines de messages de contacts à l’étranger (de Tokyo à New York en passant par Berlin) qui me demandent ce qu’il se passe et comment c’est possible en France… Quel entrepreneur voudra s’installer ici si l’État ne les protège pas ?», a-t-il écrit sur le réseau social professionnel. A ses yeux, «ces attaques n’ont rien d’un hasard et sont le résultat direct d’un climat toxique». Il dénonce notamment «l’assimilation systématique des cryptos à la criminalité» et «la réduction des cryptos à de la spéculation et au casino».

Alexandre Stachtchenko partage ce constat. «Le débat public est un gros sujet. Lorsqu’il y a l’enlèvement de David Balland, certains responsables politiques n’hésitaient pas à sous-entendre qu’il avait une forme de responsabilité dans ce qui lui arrivait. Quelques réactions politiques et médiatiques à l’enlèvement de David Balland m’ont fait écarquiller les yeux. Les personnes qui ont des cryptos sont très mal perçues pour des raisons hors sol, comme le terrorisme, le blanchiment d’argent, la destruction de la planète ou d’autres raisons fallacieuses», note-t-il.

«Il faut essayer de casser les mythes»

En effet, beaucoup de mythes et fantasmes circulent autour de la crypto-sphère, ce qui crée du tort aux acteurs du secteur. «Le principal problème, c’est qu’il y a beaucoup d’idées reçues sur les cryptomonnaies, comme le fait qu’elles sont impossibles à tracer et déblocables en deux secondes. Dans les affaires récentes, elles ont été gelées et tracées. A notre niveau, il faut essayer de casser les mythes», estime Thibaut Boutrou. Avant d’ajouter : «Tous les gens dans les cryptomonnaies ne sont pas forcément riches. Ce qui fait mal, c’est qu’on doit se cacher si on gagne bien sa vie, c’est assez frustrant. Le risque pris par rapport aux gains qu’on peut prendre n’est pas équilibré. Mais si celui qui attaque n’a pas connaissance de ça, il va perdre patience. Si les gens comprennent cette réalité, cela va créer de la dissuasion.»

Mais pour amplifier cette dissuasion, quelles actions les autorités peuvent-elles mettre en place rapidement ? Pour l’associé de Flasheur, cela passe avant tout par une justice exemplaire pour décourager d’autres personnes malintentionnées de s’en prendre à des détenteurs crypto. «Il faut faire un exemple, avec une condamnation en proportion, voire plus, pour créer de la dissuasion. Si les agresseurs ne sont pas forcément inquiétés par la justice, cela ne va pas dissuader de passer à l’action», analyse Thibaut Boutrou.

«Chercher à être confidentiel, ce n’est pas forcément criminel»

Quant à Alexandre Stachtchenko, il estime que deux éléments peuvent faire évoluer les mentalités dans la société autour des cryptos. «Il faut passer à un traitement médiatique et politique à la hauteur de l’importance du sujet. Nous ne sommes plus en 2013 où quelques geeks effectuaient des transactions. On ne parle plus d’un petit truc, on parle désormais d’un système monétaire très utilisé à l’échelle internationale», explique-t-il. Avant de s’exprimer sur les leviers à disposition des détenteurs de cryptos pour réduire les risques : «Au final, quelle est la meilleure manière de se protéger ? C’est la discrétion. En effet, la meilleure procédure d’hygiène, c’est la vie privée. Être dans les cryptos ne regarde que soi-même.»

Cependant, cette discrétion peut se retourner contre les personnes qui la pratiquent à ses yeux, en raison d’un arsenal législatif et juridique qui s’est alourdi ces dernières années. «Le législateur, voire parfois la justice, a de plus en plus tendance à considérer la discrétion comme un crime. Mais comme le dit Philip Zimmermann (informaticien américain, ndlr) : si on criminalise la vie privée, seuls les criminels auront une vie privée. Or chercher à être confidentiel, ce n’est pas forcément criminel», observe-t-il. Pour le co-fondateur de l’Adan, le momentum est particulièrement critique. «Les réglementations en gestation, et parfois déjà appliquées, devraient contribuer à une recrudescence de ce genre d’affaires, car elles obligent les professionnels à collecter une quantité absurde de données personnelles qui permettront à des malfrats d'avoir une cartographie de qui possède quoi en Europe, avec l'adresse physique en prime. A mon sens, il est urgent de faire un moratoire sur les réglementations de surveillance financière afin de procéder à une évaluation sérieuse de ces politiques publiques», estime-t-il.

Des forces de l'ordre réactives et efficaces

Sur une note plus positive, Thibaut Boutrou et Alexandre Stachtchenko saluent le travail des forces de l’ordre dans les récentes affaires de kidnapping. Leur expertise et leur réactivité ont en effet permis de sauver les personnes enlevées, comme David Balland et sa femme, et d’interpeller les ravisseurs. «Il existe une très bonne collaboration entre les autorités et les plateformes crypto : cela permet de casser l’idée reçue selon laquelle il est facile de faire du blanchiment d’argent. Et dans les affaires récentes, les forces de l’ordre ont bien réagi», reconnaît le co-fondateur de Meria.

Alexandre Stachtchenko est également de cet avis : «Il faut noter que les services de police sont réactifs et compétents. C'est rassurant et il faut les féliciter. L’affaire de la semaine passée a été réglée en quelques jours et on voit que les malfrats ne s’en tirent pas, comme en janvier. Cela envoie le message aux suivants que ça ne sert à rien d’essayer. La chose la plus importante à court terme, c’est que les agresseurs se fassent attraper à chaque fois. Au bout d’un moment, certains vont se poser des questions.» Reste désormais à voir si le retentissement médiatique des récentes affaires de kidnapping saura dissuader d’autres agresseurs de passer à l’acte. En tout cas, les acteurs de l’écosystème crypto et les autorités restent en alerte... en espérant que ce phénomène s’estompe dans les prochains mois.