En janvier 2024, le philosophe et physicien Alexei Grinbaum, chef de recherche au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies renouvelables, l’expliquait déjà : une poignée de plateformes ont pris une avance telle dans l’entraînement des modèles d’IA qu’il est désormais illusoire de vouloir les rattraper sur ce terrain. Parmi elles, OpenAI, Anthropic, Google mais aussi Mistral, seule initiative européenne à pouvoir rivaliser à cette échelle.

Ce n’est pas un aveu de faiblesse. C’est un constat stratégique. Concevoir des architectures d’envergure globale, capables de se mettre au niveau de GPT-4 ou de Gemini, nécessite des ressources techniques et financières colossales, concentrées aujourd’hui entre les mains de quelques acteurs principalement américains, ou désormais chinois. La course est verrouillée. Les plateformes dominantes imposent désormais leurs propres règles : prise en charge des modèles, jeux de données, coûts d’utilisation, etc. Et elles le font à l’échelle de leur propre puissance de feu.

Face à cela, l’Europe avance en ordre dispersé. Certes, Mistral montre qu’une alternative européenne est possible, mais la partie est loin d’être gagnée. Les investissements restent modestes face aux milliards injectés par les géants américains. Miser exclusivement sur l’entraînement des LLM, c’est accepter de jouer une partie déjà pliée, avec des règles fixées par d’autres. Mieux vaut se concentrer sur les vrais besoins des entreprises : l’usage, la gestion des données, l’infrastructure — car maîtriser l’IA, c’est avant tout maîtriser les données. Et pour maîtriser les données, il faut maîtriser le cloud ; car c’est bien là que se crée la valeur et que se joue réellement la souveraineté.

Ce que les entreprises cherchent, c’est l’usage, pas la vitrine

Derrière les effets d’annonce sur l’IA générative, les usages concrets restent marginaux. Dans les entreprises, notamment les PME et les ETI, les projets s’accumulent sans forcément dépasser le stade du prototype. Beaucoup testent, expérimentent, mais peu mettent réellement en production.

Ce décalage n’est pas dû à un manque d’intérêt. Il tient à une question plus profonde : comment faire de ces modèles une valeur ajoutée pour l’entreprise, dans un contexte B2B, avec ses contraintes métier, ses données internes, ses obligations de traçabilité et de confidentialité ?

La réponse passe souvent par une approche bien différente de l’image fantasmée du chatbot tout-puissant. Le cas d’usage le plus crédible aujourd’hui, c’est le RAG – Retrieval-Augmented Generation. Autrement dit, enrichir un modèle pré-entraîné avec des données spécifiques à l’entreprise, issues de ses propres bases, pour répondre à des cas précis : documentation technique, support client, base de connaissances, etc.

Et cette orientation change radicalement la donne. Car l’enjeu ne devient plus « qui a le meilleur LLM », mais qui maîtrise l’infrastructure autour de ce LLM. Autrement dit : qui contrôle la base de données, qui pilote les flux, qui garantit la réversibilité et la confidentialité.

La souveraineté numérique se joue dans l’infrastructure

L'histoire se répète. Comme pour le cloud il y a plus de dix ans maintenant, les géants américains imposent peu à peu leurs standards autour de l’IA. Pas par la force, mais par l’adoption massive, presque naturelle. Leurs outils sont performants, bien documentés, faciles à intégrer. Et petit à petit, les entreprises s’y habituent. Jusqu’à ce que l’idée même de faire autrement paraisse inconcevable.

C’est là que le vrai risque commence. Regardez de près les projets IA les plus crédibles aujourd’hui. Ils reposent bien souvent sur les mêmes briques techniques : PostgreSQL pour les bases de données à la demande, l’extension PGVector pour le stockage et l’indexation des vecteurs, le moteur d’indexation OpenSearch mais aussi des outils de vectorisation, des orchestrateurs de flux… Rien de superficiel ici. Ce sont les véritables fondations de l’IA en entreprise.

Et ces fondations peuvent être souveraines, ou non. Choisir des solutions open source hébergées en Europe, contrôler ses flux de données, assurer la portabilité et la capacité d’auditer des systèmes : ce sont les prérequis pour éviter de retomber dans une dépendance technologique que l’on connaît déjà trop bien.

Car c’est ici que se joue la vraie souveraineté. Pas dans la vitrine algorithmique, mais dans les profondeurs du logiciel. Là où les données transitent, s’indexent et se transforment. Là également, où les choix techniques que l’on fait aujourd’hui détermineront notre capacité à rester maîtres de notre destin numérique demain.

Il est temps d’assumer une forme de désobéissance numérique

La souveraineté n’est pas une posture, c’est un choix technique et politique. Et ce choix, il faut l’assumer jusqu’au bout. Car la dépendance aux outils numériques américains n’est plus un risque théorique. C’est un fait. Il suffit d’imaginer ce qu’il adviendrait si, demain, un acteur dominant décidait unilatéralement de couper l’accès à ses services ou de modifier ses conditions d’usage. Difficile d’imaginer une telle onde de choc sur les entreprises européennes.

Le numérique est devenu un levier de puissance. Et l’Europe continue, malgré tout, à financer sa propre dépendance, notamment à travers la commande publique. Combien de collectivités, d’administrations, de projets subventionnés, s’appuient encore sur des infrastructures hors de tout contrôle souverain ? Le cloud a déjà verrouillé une partie du jeu. Ne laissons pas l’IA reproduire le même schéma.

Il est temps d’orienter les financements, les choix d’architecture, les appels d’offres vers des solutions maîtrisé »es et maîtrisables, auditées et interopérables. Des briques techniques solides, ouvertes et évidemment européennes. Ce n’est pas un repli. C’est une manière de garantir que, face à l’incertitude géopolitique et aux retournements économiques, nous restons capables de décider pour nous-mêmes.

A l’heure d’un discours, parfois martial, sur le réarmement de l’Europe, la construction d’un socle numérique souverain pour la protection de nos intérêts n’est donc plus une option. C’est une nécessité vitale et surtout, parfaitement tangible et réalisable.