À quelques jours du South Summit, un vent nouveau semble souffler sur l’Espagne. Ce pays serait-il devenu le nouvel eldorado des investisseurs français et européens ? Une chose est sûre : VC et, plus largement, fonds de Private Equity ne se contentent plus d’investir ponctuellement et vont jusqu’à ouvrir des bureaux à Madrid et Barcelone pour asseoir durablement leur présence. Sur le papier, le marché espagnol regorge d’avantages : fiscalité attractive, tissu important de PME, startups à haut potentiel… sans oublier le soleil et l’ambiance conviviale que les Européens du nord nous envient. Mais peut-on réellement croire que l’expansion sur ce marché florissant est une parfaite évidence ?
Madrid et Barcelone: the next places to be en Europe ?
Les faits ne mentent pas : l'écosystème startup espagnol connaît une croissance remarquable. Entre 2019 et 2024, il a bondi de 2,7 fois, faisant de l'Espagne le deuxième marché de startups à la croissance la plus rapide en Europe, juste derrière la Norvège (source : BBVA Spark/ Dealroom). Le pays compte désormais plus de 8 500 startups financées et a vu naître plus de 15 licornes, dont les fameux Glovo, Cabify et Wallapop. Cet écosystème a également su prouver sa résilience dans un contexte économique complexe marqué par l’inflation et la hausse des taux d’intérêt doublés d’incertitudes macro-économiques : en 2023, les startups early-stage espagnoles ont franchi un cap historique, avec un record de 86 levées de fonds en série A totalisant 644 millions d’euros – une hausse significative par rapport aux 477 millions enregistrés en 2022. Après Elaia, Breega et Eurazeo Growth, plusieurs fonds français et start-up studios envisagent d’ouvrir des bureaux permanents en Espagne en 2025.
Pourquoi cet engouement ? L'Espagne offre avant tout un cadre réglementaire et fiscal favorable aux investisseurs. La Loi sur les startups (Ley 28/2022) a introduit des mesures incitatives, comme la réduction de l'impôt sur les sociétés à 15% pendant les quatre premières années, l'exonération fiscale sur les stock-options jusqu'à 50 000 € par an, et une déduction fiscale de 50 % pour les investisseurs, avec un plafond relevé à 100 000 €. Pas étonnant que, pour les fonds, le potentiel soit là. D’autant que ce marché reste sous-capitalisé par rapport aux autres hubs européens : moins saturé par les fonds locaux, l'Espagne est un terrain de jeu favorable pour les fonds étrangers qui peuvent plus facilement capter des deals de qualité. À cela s’ajoute une proximité culturelle et géographique entre la France et l'Espagne qui facilite les collaborations et les investissements transfrontaliers. Le coût de la vie et des opérations est généralement inférieur à celui d'autres hubs technologiques européens, ce qui permet aux startups de se développer plus efficacement.
Une combinaison de facteurs qui rend l'Espagne particulièrement attractive pour les fonds européens en quête de nouvelles opportunités d'investissement… quand leurs marchés domestiques souffrent d’une réelle incertitude économique et politique avec une fiscalité mouvante, voire imprévisible (!) à certains égards.
Des défis culturels à ne pas sous-estimer
La question n’est plus de savoir s’il faut y aller, mais comment s’y prendre intelligemment. Car derrière l’enthousiasme suscité par le marché espagnol se cache une réalité plus nuancée : on ne transpose pas un modèle d’investissement à l’identique sans en payer le prix. Si l’Espagne et la France partagent certaines affinités, leurs écosystèmes entrepreneuriaux fonctionnent selon des dynamiques sensiblement différentes.
Premier constat : cet écosystème est encore trop fragmenté et peu structuré sur certaines verticales et secteurs. Là où la France a su fédérer des hubs puissants autour de la deeptech, de la climate tech ou encore de la medtech, l’Espagne accuse un retard en termes de spécialisation et de visibilité. Le tissu local manque encore de ces figures tutélaires et de pôles narratifs capables de tirer tout un secteur vers le haut.
La langue reste également une barrière concrète souvent sous-estimée. Si l’anglais est devenu le standard dans la tech en France, son usage reste limité dans une partie de l’écosystème ibérique, notamment dans les régions hors capitales. Pour les fonds étrangers, cela implique de recruter localement, de construire des ponts culturels, et surtout, de faire preuve d’humilité dans l’approche.
Des codes de communication à repenser… y compris pour les fonds eux-mêmes
Autre écueil souvent sous-estimé : la communication. Là où les fondateurs français ont intégré les codes du pitch, de la valorisation médiatique et du personal branding, les entrepreneurs espagnols privilégient une posture plus sobre, parfois perçue comme effacée. Résultat : des startups souvent prometteuses, mais peu visibles sur la scène européenne. Les médias locaux, peu enclins à la survalorisation, privilégient les annonces corporate majeures et accordent peu de place aux récits de croissance ou d’innovation en phase émergente. Le storytelling “à la française” doit donc être adapté : il s’agit de miser sur la pédagogie, la proximité, et surtout, co-construire avec les entrepreneurs espagnols une narration qui leur ressemble.
Mais ce travail d’adaptation ne concerne pas que les fondateurs : les fonds eux-mêmes doivent revoir leurs codes. Pour capter un dealflow de qualité, il faut être perçu comme un acteur local crédible, lisible et impliqué. Cela suppose de repenser sa stratégie de communication, son ton, ses canaux – parfois même ses prises de parole. Tout l’enjeu est de trouver l’équilibre subtil entre une approche locale différenciante et la cohérence avec la plateforme de marque globale. Il ne s’agit pas de se réinventer, mais d’élargir son registre, avec intelligence et finesse.
Cette évolution peut même devenir un levier stratégique : en expérimentant des formats plus souples, plus proches du terrain, les fonds peuvent renforcer leur attractivité tout en nourrissant leur réflexion globale sur leur propre positionnement. Une illustration concrète de l’importance du “think global, act local”.
Un marché prometteur pour ceux qui jouent la carte de l’immersion et de la finesse
L’Espagne est un marché d’avenir. Mais ce futur ne s’offre pas, il se mérite. Plus qu’un simple déplacement géographique, investir dans la péninsule ibérique exige une immersion réelle, culturelle, stratégique, humaine.
Ce sont les fonds capables de conjuguer exigence, agilité locale et cohérence globale qui réussiront à transformer cette dynamique ibérique en succès durable – en capitalisant non seulement sur les opportunités économiques, mais aussi sur une capacité à dialoguer avec un écosystème en quête de reconnaissance, de structuration et de nouvelles alliances.