Depuis quelques années, les débats sur la démocratie s’invitent dans un lieu inattendu : l’entreprise. Longtemps perçue comme verticale, son organisation se tourne vers des pratiques plus participatives. Un chiffre de l’étude Havas (mai 2025) illustre ce glissement : 55 % des Français jugent leur entreprise plus démocratique que la République. Un paradoxe ? Pas vraiment. Comme le souligne Pascal Demurger, dirigeant de la MAIF, la démocratie se vit autant dans les pratiques que dans les institutions. Elle s’incarne dans l’écoute, la reconnaissance, la participation – bref, dans le « faire société ».

Ce changement de perception s’accompagne d’un engouement pour les civic tech – ces technologies qui facilitent prise de parole, consultation ou vote. D’abord utilisées dans la vie publique, elles migrent vers les entreprises. Face à un besoin d’engagement et de dialogue renouvelé, les dirigeants y voient un levier pour renforcer la cohésion et impliquer davantage leurs salariés. Mais dans quelle mesure ces outils renforcent-ils la démocratie au travail ? Et à quelles conditions peuvent-ils dépasser le simple effet gadget ?

Entre droit d’expression et impensé organisationnel

La démocratie au travail n’est pas une idée nouvelle. Les lois Auroux de 1982 ont instauré un droit d’expression directe et collective des salariés. Pourtant, ce droit reste marginal : seuls 997 accords ont été recensés sur la dernière décennie, dont à peine 6 % consacrés exclusivement à cette thématique. Le plus souvent, il est noyé dans des accords plus généraux sur la qualité de vie au travail.

Et lorsqu’il est appliqué, son efficacité reste limitée. L’enquête Une démocratie au travail est-elle possible ? Le droit d’expression directe et collective en pratiques de Dupuy, Louvion et Simha (2024) pointe trois grands freins :

  • Organisationnels : manque de moyens, flou des collectifs, absence de temps dédié.
  • Relationnels : présence dominante des managers, induisant autocensure et défiance.
  • Individuels : coût émotionnel de la critique, peu de reconnaissance ou de retours concrets.

Autrement dit, malgré l’existence d’un droit formel, la parole des salariés peine à se traduire en pouvoir réel. Le problème n’est pas l’absence de démocratie, mais l’absence d’un cadre pour organiser démocratiquement le travail.

C’est la thèse de Corentin Gombert, docteur en sciences de gestion et auteur de Entreprises, osons la démocratie ! (Presses des Mines, 2024). Selon lui, « il ne faut pas organiser la démocratie, il faut organiser démocratiquement l’activité ». Autrement dit, la démocratie n’est pas un état, mais un chemin à inventer à partir des principes de liberté, égalité et souveraineté collective appliqués au quotidien. 

Il note également un frein historique à cette évolution : « Certains syndicats ont longtemps craint que la participation directe affaiblisse leur rôle. Mais cela change. Aujourd’hui, ils s’intéressent de plus en plus au travail réel, au pouvoir d’agir des salariés. » Ainsi, la démocratie au travail ne souffre pas d’un manque d’intention, mais d’un impensé organisationnel. C’est précisément dans cette brèche que la civic tech – cet ensemble d’outils numériques conçus pour structurer et amplifier la participation collective – a un rôle à jouer.  Leur promesse ? Créer les conditions d’une expression plus libre, plus fluide et plus structurée des salariés, grâce à des outils numériques conçus pour faciliter la consultation, la co-construction ou encore le vote en ligne.

Quand la tech s’empare de la démocratie en entreprise

Historiquement tournées vers les collectivités locales, les civic tech ont trouvé un nouveau souffle post-Covid, avec l’essor des formats hybrides. Toute organisation souhaitant consulter ses membres – salariés, étudiants, usagers – peut désormais s’en emparer. Pour Rémi de Saint Aubert, cofondateur de ConsultVox, startup leader de la participation citoyenne depuis plus de 10 ans, « la participation numérique créent un espace accessible et structuré pour organiser l’intelligence collective dans l’entreprise. » C’est particulièrement adéquat dans les organisations qui souhaitent dépasser le cadre formel du dialogue social pour initier des dynamiques plus inclusives, plus ponctuelles. Dans quels cas utiliser les outils de civic tech ? 

  • Construire une vision stratégique de manière collaborative

Le réseau immobilier Orpi a lancé une série de consultations internes pour impliquer salariés, franchisés et membres du comité de direction dans l’élaboration de sa vision stratégique. Plusieurs axes de travail ont été ouverts à la participation – ressources humaines, offres commerciales, conditions de travail – avec des espaces de discussion différenciés selon les profils. Cette plateforme a permis à des centaines de collaborateurs répartis sur tout le territoire de contribuer sans se déplacer. « L’idée, c’est de permettre à toutes les personnes qui n’auraient pas pu participer en présentiel d’apporter leur pierre aux sujets proposés. Les outils numériques viennent compléter, voire prolonger, les pratiques plus traditionnelles comme les séminaires », insiste Rémi de Saint Aubert. La démarche a permis d’inviter 1 000 associés à co-construire la stratégie d’accompagnement 2024 ou encore de solliciter les 7 000 collaborateurs pour choisir le design des futurs panneaux de vente. 

  • Prendre le pouls sur les enjeux RH

Dans un contexte de transformation du travail, le Syndicat National de l’Entreprise Crédit Agricole a fait le choix d’un dialogue rénové avec les salariés. Pour cela, il a lancé une « Étude Paritaire » de grande ampleur dans le Finistère, centrée sur les conditions de travail. Objectif : recueillir la parole des collaborateurs de manière structurée, confidentielle et exploitable. Le dispositif s’est articulé autour de trois leviers : 

  • Un questionnaire en ligne anonymisé pour recueillir les préoccupations et suggestions concrètes
  • Une boîte à idées numérique pour stimuler la créativité individuelle
  • Des ateliers d’échanges en présentiel, en complément, pour approfondir certains sujets et recréer du lien.

Cette approche hybride – mêlant numérique et dialogue de terrain – a permis de dresser un diagnostic partagé, intégrant à la fois données quantitatives et retours qualitatifs. « C’est une manière d’aller au-delà des enquêtes classiques, en réinjectant du dialogue là où il fait souvent défaut », souligne Rémi de Saint Aubert. 

  • Co-concevoir les espaces de travail

Lors de la rénovation de ses bureaux parisiens, la société Publilégal a organisé une consultation interne sur l’aménagement des nouveaux espaces. Objectif : impliquer les collaborateurs dès la conception, et non une fois les travaux terminés. Grâce à la plateforme, les salariés ont été invités à voter et formuler des propositions sur le mobilier, les couleurs, ou encore la configuration des espaces de vie. Résultat : un taux de participation élevé (environ 70 %) et des bureaux mieux appropriés, plus accueillants, où les équipes se sentent représentées. « Même sur des décisions du quotidien, cette micro-démocratie renforce l’engagement et  la cohésion, autant d’ingrédients précieux dans un environnement professionnel en quête de sens et d’ancrage collectif », explique Rémi de Saint Aubert. 

Ce que les civic tech changent vraiment

Selon Corentin Gombert , les civic tech rendent la démocratie organisationnelle plus accessible, plus fluide et plus inclusive. Là où les dispositifs traditionnels peinent à dépasser les cercles restreints ou les rapports de pouvoir, ces outils numériques créent un cadre plus horizontal et sécurisé. Ils donnent la parole à des voix peu entendues, facilitent l’émergence de signaux faibles, et élargissent le cercle de décision. Autre atout : ces outils permettent aussi d’inclure l’écosystème de l’entreprise – clients, partenaires, usagers – dans les démarches de co-construction. « Les civic tech permettent d’organiser démocratiquement l’activité, pas seulement de simuler une démocratie. Elles articulent souveraineté collective et efficacité opérationnelle », résume Corentin Gombert. Autre atout à ne pas négliger selon l’expert : l’intégration de l’intelligence artificielle (analyse de verbatims, détection de signaux faibles, participation en langage naturel) renforce encore leur pertinence. 

Réussir une démarche civic tech : trois conditions clés

Néanmoins, mettre en place une initiative de démocratie participative en entreprise ne se résume pas à déployer un outil numérique. Pour qu’une démarche civic tech soit véritablement transformative, elle doit respecter un certain nombre de conditions. 

1. Des sujets qui comptent, pas de gadgets

« La première condition de réussite, c’est de poser les bonnes questions », insiste Corentin Gombert. Trop de démarches échouent parce qu’elles reposent sur des consultations gadgets, déconnectées des enjeux réels de l’organisation. Il s’agit de traiter des sujets qui touchent au travail réel : conditions de travail, stratégie, organisation du quotidien. Rémi de Saint Aubert le confirme : « Ce qui motive les collaborateurs, c’est de voir que leurs idées peuvent influer sur le concret, même à petite échelle. »

2. Une co-construction du dispositif dès le départ

Autre pilier fondamental : associer les collaborateurs à la définition du dispositif lui-même. « On ne peut pas plaquer un outil par le haut et espérer un engagement massif. Il faut construire le cadre avec les salariés, pour qu’ils s’y reconnaissent », souligne Corentin Gombert. Pour résumer, il ne s’agit pas de standardiser, mais d’ajuster en fonction de la culture d’entreprise. 

3. Une clarté sur l’après : que fait-on des résultats ?

C’est l’écueil majeur des démarches participatives : générer des espoirs, sans suite concrète. « Si c’est pour ne rien en faire, autant ne pas consulter », tranche Corentin Gombert. La transparence sur les suites données aux consultations est donc primordiale. Cela peut passer par des restitutions, des plans d’action, ou des points d’étape. Pour Rémi de Saint Aubert, cela suppose aussi d’outiller les managers afin qu’ils puissent s’approprier les résultats et les intégrer dans leur gestion quotidienne.

Une révolution accessible à tous

Contrairement aux idées reçues, ces démarches ne sont pas réservées aux entreprises libérées ou aux startups innovantes. « Ce n’est pas une question de taille ou de culture d’entreprise. Même Amazon pourrait devenir plus démocratique, si les conditions étaient réunies », estime Corentin Gombert. De fait, la civic tech offre un cadre structurant mais flexible, qui peut s’adapter à tous les environnements, à condition que l’intention soit sincère. Aujourd’hui, la démocratisation du travail repose souvent sur des dirigeants pionniers. Mais demain, elle pourrait être encouragée par la loi. En attendant, les civic tech permettent d’initier cette dynamique, pas à pas.