Luc Julia, ingénieur et informaticien franco-américain, s’est imposé comme l’une des figures majeures de l’intelligence artificielle. Co-créateur de l’assistant vocal Siri, il a marqué la Silicon Valley par ses innovations en interaction homme-machine et reconnaissance vocale. Après avoir occupé des postes clés chez Apple, Samsung et Hewlett-Packard, il pilote aujourd’hui la stratégie scientifique du groupe Renault.

Cet entretien est publié à l’occasion de la parution de son nouvel ouvrage, « IA génératives, pas créatives » (éditions Le Cherche Midi) dans lequel Luc Julia s’emploie à démonter les idées reçues sur l’intelligence artificielle. À travers ce livre, il invite le public à adopter un regard lucide sur les promesses de l’IA, tout en rappelant l’importance de replacer l’humain au centre de l’innovation. Nous l’avons interviewé lors de son passage à Paris chez la startup Pollen, spécialiste de la formation professionnelle sur les métiers de la tech. 

Maddyness : Dans votre livre, vous dites que l'intelligence artificielle n'existe toujours pas. Pourquoi ?

Luc Julia : C'est toujours pareil, on est dans un monde où on aime bien le fantastique, on aime bien l'incroyable, donc on préfère parler d’une IA de Hollywood, un fantasme, celle de “Terminator” qui est méchante et qui va nous tuer, ou celle de “Her” dont on va tomber amoureux. On préfère parler de ces IA-là plutôt que de parler des vraies IA qui sont que des outils beaucoup plus simples. Donc, ça n'existe toujours pas. Celle qui peut tout faire, qui est extraordinaire, qui est magnifique, qui est générique, qui est générale n'existera jamais. Et si je peux comparer, une IA c’est comme une boîte à outils, dans laquelle il y a plein d'outils aussi différents que le tournevis, le marteau, la scie. Et là, ça, c'est des IA. C'est des IA qui sont utiles, qui sont des outils. Par définition même de l'outil, elles sont utiles.

M : Justement, quelle est la place de ces outils dans notre société ? Est-ce que vous considérez que c’est une révolution, comme l'électricité ou comme Internet, ou est-ce que l’IA est comparable à un outil bureautique comme Word ? 

Luc Julia : C'est vraiment ça. C'est un peu comme Word. J'aime bien parler des designers, dans l’automobile par exemple, qui sont très embêtés, parce qu’on leur propose des outils comme Midjourney. Je les compare avec ce qui s'est passé pour eux il y a 35 ans avec Photoshop. L'arrivée de Photoshop, pour eux, c'était un outil qui était, on peut dire “révolutionnaire”, mais qui leur permettait d'être plus créatifs. Aujourd'hui, c'est les IA génératives qui leur permettent d'être encore plus créatifs. Moi, j'aime bien dire que l’IA, c’est l’intelligence augmentée. C'est mon intelligence, ma créativité, si tant est que la créativité est une intelligence qui est augmentée par ces outils.

M : Donc ce n'est pas une révolution du tout pour vous comme Internet, par exemple ? 

Luc Julia : Ce n'est pas une révolution, je dirais, qui va amener des trucs extraordinaires. Ça va amener des outils qui vont me permettre de faire des trucs mieux. Mais ce n'est pas une révolution “mathématiques”, je dirais. Par contre, c'est une révolution d'usage. Parce que ce qui est arrivé avec ces IA génératives récemment, c'est le prompt. Et ce prompt est absolument extraordinaire parce qu'il permet à tout le monde, sans aucun apprentissage, de pouvoir juste parler comme on parle aujourd'hui, comme on parle avec nos langages de tous les jours. Avec l’IA, je n'ai plus besoin d'être informaticien ou d'être data scientist. C'est pour ça qu'on a vu, en janvier-février 2023, 100 millions d'utilisateurs de ChatGPT qui est la technologie la plus rapidement adoptée dans l'histoire des technologies. 

M : Comment voyez-vous la place de la France dans l'essor de l'IA générative ? 

Luc Julia : Je dis tout le temps que les français sont les meilleurs dans l’IA générative. Nous sommes les meilleurs en maths, donc nous sommes les meilleurs en IA. Ça se voit plus dans la Silicon Valley qu'en France parce que dans la Silicon Valley, il y a beaucoup d'ingénieurs français qu'on se dispute. Tous les chefs d'IA dans les grandes entreprises de la vallée sont en français. C'est la réalité. 

Il y a plus de 1 000 startups d'IA en France aujourd'hui !  Maintenant, ce qu'il faudrait, c'est de faire des scale-up. Et comment on fait ? Il faut de l’argent. Le problème en France c’est que nous ne prenons pas de risques. ? Aux États-Unis, on a le capital risque. Ici en Europe, ce sont plus les banquiers qui prennent les risques. Or, ils ne vont pas mettre 100 millions d’euros dans une startup. Les fonds aux États-Unis en moyenne, ils sont de 4-5 milliards. En Europe, en moyenne, ils sont de 300 millions. Donc, vous n'allez pas mettre 100 millions, vous n'allez pas parier un tiers de votre fonds sur une seule compagnie. Et donc, on est incapable de faire des levées à 100 millions. Chez Mistral AI par exemple, le premier closing était de 100 millions et principalement français et européen. Mais les 500 millions qui ont suivi n'étaient pas européens.

M : Est-ce qu'on sait que Mistral n'est plus français ?

Luc Julia : Ils ne sont plus français capitalistiquement. Par contre, l'équipe est française, les fondateurs sont français. Ils font des IA qui sont malignes, comme font les Français. 

M : Vous y croyez ?

Luc Julia : Ils font des trucs intéressants. Je crois en Mistral parce qu'ils se spécialisent de plus en plus. Et je pense que c'est le bon chemin à avoir. Il faut arrêter de faire des “gros machins” ou “des gros modèles”. Ils essayent de faire des modèles plus petits, plus spécialisés et donc plus utilisables.

M : Est-ce qu'il faut des fonds de pension à l'américaine en Europe, pour injecter plus d’argent chez les VC et donc dans nos startups ?

Luc Julia : En Europe, vous avez 600 milliards qui dorment sur les livrets A ou sur les assurances vie. Aux Etats-Unis, nous utilisons effectivement des fonds de pension. Ma retraite, tous les jours, est jouée dans les fonds de pension et par conséquent chez les VCs. Je pense donc qu’il faille des fonds de pension à l'américaine en Europe. Maintenant, c'est à peu près impossible. Il n’y a qu’à voir ce qui se passe en France. On vous dit qu'il faut décaler l’âge de la retraite à 64 ans et vous êtes dans la rue en train de découper Macron en cire. Mais l'argent, il est là en Europe. Peut-être qu'il faut distribuer un peu moins et mettre plus dans l'innovation, mettre plus dans les startups. 

M : Est-ce que vous croyez au thème de la souveraineté ? Donald Trump représente t-il une chance pour nos entreprises européennes, françaises, pour construire et développer des champions européens et français dans l'IA ?

Luc Julia : Je pense que oui. Les États-Unis poussent des choses qui ne sont pas acceptables, donc c'est une opportunité pour l’Europe. Maintenant il faut qu'on soit d'accord sur le mot souveraineté. Le problème c'est que l'ANSSI change de pied tout le temps entre souveraineté et confiance. Aujourd'hui, on a des clouds par exemple qui sont des clouds de confiance, mais qui ne sont pas des clouds souverains. Le cloud de Thalès avec Google Cloud n’est pas souverain par exemple. Un cloud souverain, c'est un cloud qui est en France, qui est fait par les Français et qui est “hosté” avec des technologies françaises. À partir du moment où vous collez du Microsoft ou du Google dedans, c'est plus souverain. La NSA a son nez dedans. Donc il faut arrêter de parler de “souverain” comme cela. En France, nous avons trois clouds souverains. On en a un qui ne sert pas à grand chose, c'est OVH Cloud … 

M : Pourquoi dîtes-vous que le cloud d’OVH ne sert pas à grand-chose ? 

Luc Julia : Parce qu'il n'y a pas de service dessus, et qu’il faut des geeks pour l'utiliser. Cependant, il est souverain. Le deuxième est celui de Dassault, il est surtout pour eux et il est compliqué d’y faire des trucs. Enfin, on a Scaleway qui est le seul vrai cloud souverain français qui utilise des technologies, basées sur des open sources locales, avec des data centers locaux. Et ça, c'est souverain. Mais pas grand monde ne l'utilise. Donc c'est dommage parce que c'est du cloud souverain.

M : Est-ce que cette dépendance aux entreprises américaines, c'est un problème pour vous ou pas ? 

Luc Julia : À l'heure de Trump, c'est un problème parce que là, ils sont en train de développer plein de data centers qui vont être au charbon, qui vont être au pétrole. Donc, on retourne dans le vieux monde, mais c'est le monde de Trump. Et c'est une aberration totale. Et les gens comme OpenAI avec Sam Altman, sont à fond avec ça. Ils voient les milliards qui arrivent et ils ont besoin de ces milliards, parce qu'ils perdent beaucoup d'argent. Maintenant, nous avons aussi des fonds puisqu’Emmanuel Macron a annoncé 109 milliards en février dernier, l'Europe a annoncé 200 milliards. Donc, on a aussi de l’argent potentiel.

M : Est-ce suffisant ? 

Luc Julia : C'est pas mal, déjà. Dans le rapport que nous avions rendu au gouvernement, nous avions dit qu'il fallait 10 milliards au moins. Il en a été annoncé 109. Donc, c'est mieux. Maintenant, ces 109, il ne faut pas les utiliser forcément, comme j'entends qu'ils veulent les utiliser, avec seulement des data centers. Il faut faire peut-être un peu de data center, parce que oui, il faut des ressources. Mais il faut surtout financer ces boîtes pour faire des scaleups. 

M : Est-ce que l'IA va supprimer les juniors dans les entreprises ? 

Luc Julia : Je ne le pense pas. La réalité, c'est que l’IA va sûrement booster un peu les juniors et leur permettre de rentrer plus rapidement dans la vie active de leur métier, parce que les tâches qui étaient assignées aux juniors avant, vont maintenant être assignées aux IA.

M : Vous êtes très critique aussi vis-à-vis des réseaux sociaux. Pourquoi à ce point ?

Luc Julia : Parce que cela a complètement déshumanisé et désocialisé les gens. Les réseaux sociaux permettent de faire des choses qui sont des aberrations aujourd'hui. On voit par exemple des gens qui vont se confier à des IA, parce qu'ils considèrent maintenant que les IA c'est comme des humains et qu’on appris à avoir des amis à travers ces réseaux sociaux qui sont complètement fakes et complètement asociaux. Ils vous volent des données. Les dirigeants comme Mark Zuckerberg vous racontent n'importe quoi. Il faut juste arrêter de les utiliser. 

M : Pour vous, la prochaine étape en matière d'IA, c'est l'IA robotique ?

Luc Julia : Pas forcément. L'IA robotique existe depuis longtemps, soit depuis les années 60. Donc, ça fait très, très longtemps qu'on fait de l'IA robotique et de l'IA. Pour moi, la prochaine étape, c'est l’IA agentique. Ce sont des IA qui sont plus spécialisées, plus petites, mais qui sont potentiellement des robots. Toutefois, ces agents peuvent être des agents physiques ou des agents virtuels.

M : Êtes-vous favorable à moratoire sur l’AI Act, comme le souhaitent Arthur Mensch (Mistral AI), Thomas Clozel (Owkin), Philippe Corrot (Mirakl), mais aussi des dirigeants de Carrefour, BNP Paribas, Airbus ou TotalEnergies ?

Luc Julia : L’AI Act est une aberration. D'habitude, on met 15 ans pour faire une régulation. Là, on l'a fait avant que ce soit fini, avant de comprendre la technologie. Donc, on a fait n'importe quoi. Des dispositions de l’AI Act sont en profondes contractions avec celles du RGPD. Ce qui génère des batailles entre les grands acteurs de la tech en Europe.