Éléonore Crespo est de nature optimiste. Il faut dire que tout ou presque sourit à cette ancienne analyste chez Google, qui s'est associée à Romain Niccoli, co-fondateur de Criteo, pour créer Pigment. Derrière ce nom, l'ambition était de concevoir une solution de planification et de prévision basée sur l'IA pour faciliter la prise de décisions stratégiques des entreprises.
La licorne tricolore, qui a enchaîné les levées de fonds jusqu'à une série D de 145 millions de dollars l'an passé pour prendre son envol, a ainsi pleinement embrassé la révolution de l'IA agentique. Dans ce cadre, Pigment a d'ailleurs dévoilé plus tôt cette année trois agents autonomes pour commencer à digitaliser la «workforce» des entreprises.
Pour Maddyness, Éléonore Crespo a pris le temps d'exposer sa vision de l'IA et les priorités pour Pigment dans les prochains mois.
MADDYNESS – Pigment est l'une des startups françaises en matière d'IA agentique. Quelle est l'approche de la société pour faire la différence sur ce segment ?
ÉLÉONORE CRESPO – Avec l'IA, le monde s'accélère. Aujourd'hui, n'importe quelle entreprise doit être beaucoup plus agile qu'avant pour se réadapter au quotidien, se réadapter aux changements et mener cette conduite de changement en interne. Et pour cela, les entreprises ont besoin d'une plateforme qui leur permet de prendre ses décisions rapidement.
Or pour prendre une décision, il est nécessaire d'avoir accès à la donnée, surtout pour des entreprises très grandes, et donc très complexes. Combien de personnes il faut embaucher ? Combien est-ce qu'il faut investir ? Combien ça va nous coûter ? Est-ce que ça va augmenter les revenus ? Mais est-ce que ça va aussi nous augmenter notre marge ? Est-ce qu'on est capable de répondre à cette demande ? Ce sont autant de questions au quotidien que toutes les entreprises se posent. Et c'est très complexe car une seule décision a un impact sur tout le reste de la chaîne.
Avec l'arrivée de l'IA, nous arrivons enfin à lire cette donnée d'une manière dont l'humain n'était même pas capable de le faire avant. Et c'est le sens par exemple de notre agent analyste, qui est le premier qu'on a lancé, qui permet d'automatiser complètement des analyses de données. Ensuite, il faut pouvoir établir des scénarios de données futures pour prédire l'impact d'un événement. Dans ce cadre, une entreprise va regarder plusieurs scénarios, notamment le pire scénario, un scénario de base etun scénario où tout se passe super bien. C'est un enjeu crucial, surtout qu'il faut tout le temps les mettre à jour. Et puis parfois, on a envie de faire mille scénarios, pas juste trois. C'est l'objectif de notre agent planificateur.
Et enfin, vient notre agent modeleur qui adresse l'une des plus fortes complexités dans toute cette chaîne d'analyse de données, à savoir la création de modèles de données quand on veut faire une analyse financière. Les gens sont un peu bloqués par leur capacité à vraiment analyser leur propre business et donc créer vraiment les modèles qui vont avec. Mais avec notre approche, cela révolutionne vraiment la manière dont les entreprises peuvent réfléchir à améliorer leurs revenus et leurs marges et à pivoter et s'adapter dans les conditions actuelles.
«Le travail de demain, ce n'est clairement pas le travail d'aujourd'hui»
Dans ses keynotes, Jensen Huang, le PDG de Nvidia, explique que nous sommes en plein dans l'ère agentique et que nous basculerons bientôt dans l'ère physique de l'IA. De son côté, Sam Altman, le patron d'OpenAI, estime que nous sommes proches de l'ère des entreprises avec aucun salarié.
Est-ce que les discours de ces figures mondiales de la tech influencent votre vision pour développer Pigment ?
Quand il y a eu le dîner à l'Élysée pendant VivaTech, Jensen Huang a dit quelque chose : c'est que nous vivons une période dans laquelle il faut qu'on aille vite. Je suis complètement d'accord, car ce discours résonne beaucoup avec ce que nous faisons. Car chez Pigment, on aide les entreprises à aller plus vite. Et dans le contexte actuel, il faut avoir vraiment des rapidités d'innovation jamais vues auparavant.
Ça m'influence beaucoup d'un point de vue interne parce que je trouve qu'on essaie vraiment de continuer à innover rapidement et je pense que l'IA peut nous aider à accélérer cette innovation. C'est quelque chose que je trouve vraiment génial ! A notre niveau, nous essayons d'aider nos clients à aller plus vite. Et je trouve qu'en Europe, on a tendance parfois à trop vouloir être dans la perfection.
Même si le produit n'est pas parfait, il faut le mettre dans les mains du marché. C'est comme ça que l'on va vraiment comprendre comment les gens vont l'utiliser, et donc pouvoir l'améliorer beaucoup plus rapidement. Nous, on fonctionne comme ça depuis le début à Pigment. On a mis la plateforme dans les mains très vite des utilisateurs pour se confronter au vrai problème.
Quant à Sam Altman, c'est quelqu'un que je respecte et que je trouve extraordinaire sur beaucoup d'aspects. Par contre, cette ère du zéro salarié, je ne suis pas forcément d'accord avec lui. Je le vois dans mes équipes avec Pigment, nous sommes plutôt en train de redéfinir le travail de demain. Selon moi, il n'y a pas trop de monde dans les équipes, je pense plutôt qu'il y a trop à faire. Donc l'enjeu est plutôt de les aider pour leur donner des super pouvoirs pour qu'ils puissent en faire plus.
Vous parlez plutôt de collaborateurs augmentés finalement ?
Complètement ! Ce qui est hyper important, c'est de donner de l'intérêt dans le job, mais aussi d'aider les entreprises à former les collaborateurs sur le travail de demain. Et le travail de demain, ce n'est clairement pas le travail d'aujourd'hui.
«Il faut peut-être que l'on cherche moins la perfection en Europe»
Aujourd'hui, les États-Unis représentent votre premier marché, puisque vous réalisez près de 60 % de votre chiffre d'affaires de l'autre côté de l'Atlantique. Selon vous, est-ce plus simple de faire du business avec les entreprises américaines ?
Ce qui est sûr, c'est qu'avec nos plus gros clients américains, un deal très conséquent peut se faire en dix jours, quand je pense que cela aurait pris six mois en Europe. Aux États-Unis, il y a une vraie capacité d'achat très rapide avec une vraie conviction centrée sur la meilleure technologie et non sur l'ancienneté et le passé de l'entreprise. C'est très pragmatique. L'an passé, un deal s'est fait vraiment en une soirée avec l'un de mes plus gros clients.
Néanmoins, il ne faut pas croire que toutes les entreprises américaines ont cette agilité. Nous n'avons pas à rougir en Europe. Ces derniers mois, j'ai rencontré beaucoup de dirigeants du CAC 40 qui sont extrêmement alertes et préoccupés par l'IA de la bonne manière, à vouloir adopter la technologie, à vouloir amener du changement dans leur organisation.
Il faut peut-être que l'on cherche moins la perfection en Europe pour innover plus vite et donc adopter la meilleure technologie rapidement. Un autre problème à surmonter, c'est le fait de travailler encore trop en silos, ce qui peut-être rend les Européens moins alertes sur les leaders technologiques de demain.
Le marché est aussi très fragmenté en Europe. Le marché unique, véritable serpent de mer à Bruxelles, serait peut-être la solution pour réduire ce décalage avec les États-Unis ?
L'essentiel pour moi, c'est de créer des champions mondiaux. J'essaie aussi de ne pas trop réfléchir en silos. Par exemple, pour Pigment, je ne me dis pas que c'est nous contre les États-Unis. C'est mon marché numéro un. Je veux plutôt que l'Europe m'aide à créer un leader mondial dans la technologie. C'est ça qui compte.
En Europe, nous avons de superbes entreprises technologiques qui émergent, comme Lovable qui est devenue très rapidement une licorne. Nous avons vraiment tout ce qu'il faut pour créer des champions mondiaux, et je trouve que c'est vraiment ce qui est le plus important aujourd'hui. Nous avons aussi des politiques publiques qui vont dans ce sens, notamment en poussant les grands groupes à acheter davantage des solutions européennes. Peut-être qu'il faudrait pousser davantage, en s'inspirant du Small Business Act des Américains. Je suis persuadé que si l'on demande à des dirigeants quelles sont les super technologies allemandes sorties récemment, très peu seront capables d'en citer ne serait-ce que deux.
Mais au-delà d'acheter davantage européen, il faut continuer à développer un écosystème pour créer la technologie de demain. Tout va se jouer sur l'IA et on a de super startups en Europe dans ce domaine. Pour amplifier cette dynamique, j'ai notamment créé un collectif avec les fondateurs de décacornes en Europe pour lancer un fonds ensemble afin de financer des boîtes européennes qui innovent. Mais plus que le financement, l'objectif est de leur donner accès à la communauté des fondateurs qui ont fait des trucs super pour qu'ils puissent apprendre plus vite et innover encore plus rapidement.
«Quand on est une entreprise privée, on peut vraiment faire de l'innovation de manière plus libre»
Sur la question du financement, votre dernier tour de table remonte à avril 2024. C'était une série D de 145 millions de dollars. Une nouvelle levée de fonds est-elle au programme dans les prochains mois ?
Pour l'instant, pas du tout. Le sujet numéro un, c'est tout ce qu'on a à faire sur l'IA. L'innovation est la priorité, je ne passe pas mon temps à rencontrer des investisseurs à l'heure actuelle car nous n'en avons pas besoin en ce moment.
A défaut de lever des fonds, des acquisitions sont-elles envisagées ? Ou à plus long terme une IPO ?
Pas pour l'instant. Il faut que l'on soit un peu plus gros pour commencer à faire des acquisitions. Surtout qu'une telle opération prend beaucoup de temps et cela implique d'intégrer des équipes et des couches technologiques. Peut-être qu'on se posera la question des acquisitions d'ici peut-être deux ans.
Concernant une IPO, je pense qu'on a le temps. On le voit en ce moment, on peut rester privé très longtemps et c'est plutôt notre but. Un jour, on fera sûrement une IPO, mais ce n'est pas du tout ce que l'on va faire aujourd'hui. Quand on est une entreprise privée, on peut vraiment faire de l'innovation de manière plus libre. Il y a beaucoup plus de flexibilité. On le voit avec des sociétés comme Databricks, ça leur donne quand même une liberté d'action qui est géniale. J'aimerais bien qu'on garde la main pour l'instant.
«Je ne suis pas spécialement angoissée par cette instabilité politique»
En ce moment, le climat est plutôt morose dans les rangs de la French Tech avec la chute du gouvernement Bayrou. Êtes-vous préoccupée par l'instabilité politique de la France ?
Non, je ne suis pas spécialement angoissée par cette instabilité politique. Je pense que ça fait 10 ans qu'on crée un super écosystème en France. On a eu beaucoup de chance, notamment avec un fort soutien du gouvernement. Je pense qu'on est vraiment en train d'essayer de créer l'économie de demain. Il faut espérer que ça continue.
Dernière question, on parle beaucoup d'une bulle dans l'IA similaire à celle de la bulle internet il y a plus de 20 ans. A force de grossir, va-t-elle bientôt exploser ?
D'abord, il est normal qu'il y ait autant d'investissements, parce que c'est l'une des plus grosses révolutions du siècle. Je ne sais pas si les gens se rendent vraiment compte qu'on est au tout début de cette révolution et de ce qui va se passer. Nous n'avons encore rien vu.
Peut-être qu'il va y avoir une sorte de bulle qui va éclater sur certaines entreprises. Oui, cela arrivera. Il y en aura beaucoup des entreprises, à qui on aura donné beaucoup d'argent, et cela ne donnera rien. Mais c'est le propre même d'une révolution et c'est ça qui est super excitant. Je pense vraiment que les gens ne saisissent pas à quel point les choses vont évoluer et à quel point cette technologie va apporter une valeur de dingue à tous les niveaux de la société.