Parmi les acteurs qui s’inscrivent directement dans cette histoire scientifique, Alice & Bob occupe une place singulière. Fondée en 2020 à Paris, la startup développe un ordinateur quantique tolérant aux fautes, basé sur une technologie issue des travaux de Michel H. Devoret et de ses collègues : le qubit de chat. À la croisée de la recherche fondamentale et de l’ingénierie de pointe, elle illustre comment une lignée scientifique peut se transformer en projet industriel ambitieux.
Un prix Nobel qui se faisait attendre pour une révolution conceptuelle
“C’est un prix Nobel qui se faisait attendre depuis longtemps, et qui est amplement mérité.“ explique Théau Perronin, cofondateur d’Alice & Bob, ne cache pas sa satisfaction. Le prix Nobel attribué à John Clarke, Michel H. Devoret et John M. Martinis vient couronner plus de quarante ans de recherches sur la supraconductivité quantique. “Ce qui est récompensé, ce n’est pas les qubits supraconducteurs, c’est quelque chose de plus profond, beaucoup plus fondamental : cette idée incroyable que le comportement collectif de milliards d’électrons puisse exhiber des propriétés profondément quantiques.” Une rupture conceptuelle majeure qui a permis, depuis, de concevoir les premières briques de hardware quantique et qui ouvre encore aujourd’hui des pistes inattendues.
Une lignée scientifique devenue startup
Chez Alice & Bob, cette reconnaissance trouve un écho particulier. L’entreprise, fondée en 2020 à Paris, s’inscrit dans une filiation directe avec les travaux des lauréats. “Mon associé et moi, on est la troisième batch de thésards de ce groupe-là”, explique Théau Perronin. Il fait ici référence au groupe de recherche monté à l’École normale supérieure par Michel Devoret et Benjamin Huard, dans lequel il a lui-même effectué sa thèse entre 2016 et 2020.
Ce lien est plus qu’historique : il est structurant. Michel Devoret a longtemps été conseiller scientifique d’Alice & Bob. John Martinis, ancien de Google, siège aujourd’hui au board consultatif de la startup. “C’est un petit monde, tout ça”, sourit Perronin, en retraçant le cheminement parallèle de ces figures de la physique quantique, entre l’Europe et les États-Unis.
Alice & Bob développe aujourd’hui un ordinateur quantique dit “tolérant aux fautes”, en s’appuyant sur une technologie précisément issue de ces recherches : le qubit de chat, co-inventé par Michel Devoret. “On est la suite d’une histoire qui a commencé il y a bien longtemps” résume le cofondateur.
Conjuguer rigueur scientifique et ambition industrielle
Si la startup s’appuie sur un socle scientifique solide, elle entend bien éviter le piège de l’hypertechnicité. “Le risque, pour une deeptech, c’est de rester bloqué dans un minimum local technologique. D’optimiser une façon de faire sans prendre de recul pour se demander si ça vaut vraiment le coup.” Pour Perronin, l’apport de figures comme Devoret ou Martinis tient autant à leur vision d’ensemble, à leur capacité à prendre de la hauteur qu’à leur expertise expérimentale. “Ce sont des physiciens expérimentateurs, très proches de la manip, mais qui ont une vraie capacité à détecter le signal dans le bruit, à voir ce qui est structurant et ce qui ne l’est pas.”
Cette hauteur de vue est précieuse pour une entreprise en phase d’industrialisation. En janvier 2025, Alice & Bob a levé 100 millions d’euros pour accélérer la construction de son propre laboratoire de 4 000 m² à Paris, équipé de cryostats et d’outils de contrôle quantique. L’objectif est clair : démontrer un premier qubit logique corrigé d’erreurs, passer à l’échelle avec des architectures multi-qubits, et s’intégrer aux infrastructures de calcul intensif européennes.
Un signal pour les investisseurs et pour la communauté scientifique
Au-delà du symbole, le prix Nobel de cette année s’inscrit dans une tendance plus large. “On voit une accélération ou une augmentation de la fréquence des prix Nobel vers le calcul quantique. Ça montre qu’on n’est plus sur du concept, mais sur un nouveau champ des possibles.” Pour les entreprises du secteur, cette bascule est aussi financière. Si l’on regarde notre feuille de route, notre horizon cible est 2030. Celles de nos concurrents s’inscrivent globalement dans le même calendrier, à deux ans près. “On rentre dans une échelle de temps vraiment de financier.”
À travers le monde, les investissements se structurent, les échéances se rapprochent, et le regard porté sur le quantique évolue. “Jusqu’à la fin des années 2010, on trouvait encore des physiciens très respectables qui doutaient de la faisabilité fondamentale d’un ordinateur quantique. Aujourd’hui, c’est difficile d’être sérieux en tenant ces propos-là.”
Mais ce que Perronin retient surtout, c’est l’impact de cette dynamique sur la recherche elle-même. “Le chemin de la construction de l’ordinateur quantique nous fait raffiner énormément notre compréhension d’un grand nombre de sujets scientifiques. Le résultat de 1985 n’était pas isolé. Il a ouvert une brèche, une grappe entière de nouvelles questions.”
Un pas de plus vers l’ordinateur quantique utile
Chez Alice & Bob, on célèbre sans s’emballer. “C’est une super chose. C’était attendu. C’est largement mérité. Et nous, on est de retour au travail, parce qu’il faut encore continuer à la construire, cette bécane.”
Le quantique n’a pas encore transformé l’économie. Mais il a déjà changé la manière dont chercheurs, startups et industriels envisagent l’innovation de rupture. En ce sens, ce Nobel n’est pas la fin d’une histoire : c’est le signal que le véritable chapitre industriel commence.