Entre 2015 et 2025, la question n’a cessé de prendre de l’ampleur. D’abord portée par des interrogations individuelles, celles d’ingénieurs, d’entrepreneurs ou de responsables publics qui cherchaient à comprendre le rôle potentiel du numérique face aux menaces modernes, elle est devenue un enjeu collectif, institutionnel, continental. Le paysage technologique européen s’est ajusté : montée des risques hybrides, nouvelles vulnérabilités numériques, pression géopolitique, reconfiguration des politiques industrielles. Le résultat, aujourd’hui, est une prise de conscience qui irrigue l’ensemble de l’écosystème.
Une prise de conscience qui infuse dans l’écosystème tech
Dix ans après les attentats du 13 novembre 2015, la mémoire reste vive. Ces événements ont notamment contribué à ouvrir une réflexion nouvelle : la technologie pouvait-elle aussi renforcer la résilience collective ? Parmi ceux qui ont publiquement formulé cette interrogation se trouvait Jean-François Pillou, ingénieur et fondateur de CommentÇaMarche. Le 15 novembre 2015, dans un message public, il écrivait : « Et si nous disruptions la lutte contre le terrorisme avec la technologie ? », avant d’évoquer l’idée d’un incubateur dédié aux solutions numériques de sécurité. Cet exemple parmi d’autres témoignait d’un moment où la question de l’usage du numérique face aux menaces modernes devenait légitime, urgente, presque inévitable.
Les attentats de 2015 n’expliquent pas à eux seuls la transformation du paysage sécuritaire ; ils s’inscrivent dans une trajectoire plus longue, faite de tensions géopolitiques, avec surtout la guerre en Ukraine, de mutations technologiques et de nouvelles formes de menaces. C’est dans cette décennie, marquée par une montée continue des risques hybrides, qu’une prise de conscience européenne s’est progressivement imposée.
Les chiffres d’un virage européen
Les chiffres le montrent. En France, on recense aujourd’hui 179 startups et 46 scale-ups en cybersécurité, avec près de 289 millions d’euros levés sur une période récente. L’évolution révèle la maturité croissante d’un écosystème qui aborde désormais des sujets longtemps considérés comme strictement régaliens.
À l’échelle de l’Union européenne, le mouvement est plus spectaculaire encore. Selon McKinsey, les start-ups de defence-tech ne représentaient que 1,8 % du financement VC européen en 2024. Mais une année plus tard, en 2025, le périmètre élargi “defence tech + security + resilience” atteint 6,2 % des investissements VC européens soit un changement d’échelle notable, soutenu par environ 1,5 milliard de dollars levés depuis le début de l’année.
En parallèle, l’Union a structuré son action : le European Defence Fund a déjà engagé plus de cinq milliards d’euros depuis 2021, dont 1,065 milliard pour le programme 2025. L’Europe, longtemps prudente sur ces questions, construit désormais une véritable politique industrielle autour des technologies critiques : cybersécurité, IA appliquée, systèmes autonomes, capteurs avancés.
Des startups qui redéfinissent les frontières du régalien
Cette transformation s’incarne dans une nouvelle génération d’acteurs. En France, Comand AI, fondée en 2023, développe une plateforme de commandement “IA-native” pour les opérations multi-domaines. En Allemagne, Quantum Systems s’impose dans les drones autonomes dual-use. En Europe du Nord, la suédoise Clavister poursuit son développement en cyberdéfense. Et Helsing, créée en 2021, nourrit l’ambition d’une défense européenne augmentée par l’IA. Autant d’exemples qui montrent que cette dynamique traverse désormais l’ensemble de l’Union.
Ce qui frappe, ce n’est pas l’apparition soudaine de ces entreprises, mais la manière dont la géopolitique a reconfiguré la place qu’on leur accorde. Entre 2015 et 2025, la compréhension des menaces s’est élargie : on parle moins d’événements ponctuels que de vulnérabilités structurelles. La sécurité ne repose plus seulement sur les États ni sur l’approche militaire traditionnelle. Elle dépend d’infrastructures numériques, de chaînes logicielles, de données, d’IA autant de domaines où les startups jouent un rôle décisif, non pas en substitution, mais en complémentarité. Comme dans le New Space ou la MedTech, l’ambition d’accompagner et de soutenir le secteur public devient une réalité.
L’autonomie stratégique : un horizon encore lointain
La question qui se pose désormais à l’Europe n’est donc plus seulement celle de l’héritage du 13-novembre ; les menaces ont évolué, tout comme les réponses possibles. Elle est surtout celle de son autonomie stratégique. Malgré les progrès, le cœur du secteur reste encore émergent : les start-ups européennes de defence-tech ne représentaient qu’1,8 % du financement VC en 2024⁴, quand le périmètre élargi “defence, security & resilience” atteint 6,2 % en 2025⁵. Une progression notable, mais qui illustre aussi l’ampleur du chemin restant pour bâtir une autonomie technologique complète.
La souveraineté ne se joue plus seulement dans les arsenaux, mais dans les laboratoires, les data centers, les centres d’excellence. Elle dépend de la capacité de l’Europe à faire émerger, financer et retenir les entreprises qui concevront les technologies dont dépendront demain sa sécurité, sa stabilité et sa liberté de décision.
Sources :
1- Wavestone — « 2025 French Cybersecurity Startups Radar ».
2- Bpifrance — Communiqué de presse sur les levées du secteur cybersécurité (2024-2025).
3- McKinsey & Company — European defence-tech start-ups: In it for the long run? (février 2025).
4- Tech.eu — Europe’s defence tech investment hits new highs — yet lags in critical technologies (29 septembre 2025).
5 - Dealroom / NATO Innovation Fund, via Vestbee — Europe raises record $1.5 B for defence tech (2025).