Du DJCE de Nancy à HEC Paris, en passant par l’École polytechnique, mon parcours aurait pu sembler tout tracé : celui d’une réussite académique et entrepreneuriale classique. Mais la réalité a été plus singulière, plus humaine aussi. Né avec un handicap visuel, je n’ai pas pu passer le concours du barreau, une limite qui a redéfini ma trajectoire sans jamais la freiner.
De la création et la cession d’Anomia, valorisée plusieurs millions d’euros, jusqu’à la fondation de Liberall Group, qui réunit aujourd’hui plus de 25 collaborateurs, j’ai surtout appris une chose : la réussite ne se construit pas contre les limites, mais avec elles.
Je vis avec une maladie visuelle, la neuropathie optique de Kjer. Concrètement, je vois une personne quand elle me parle, mais pas son visage. Je distingue la lumière, pas les détails. Ce n’est pas spectaculaire, mais c’est permanent.
Longtemps, j’ai cru qu’il fallait «surmonter» ça. J’ai compris depuis qu’en apprenant à composer avec mes limites, j’avais vraiment commencé à entreprendre.
Le handicap m’a appris l’entrepreneuriat avant même que je crée ma première entreprise
Quand on vit avec une contrainte quotidienne, tout devient affaire d’organisation : anticiper les imprévus, déléguer ce qu’on ne peut pas faire seul, trouver des solutions de contournement, accepter que tout ne soit pas parfait. Ce sont exactement les réflexes d’un entrepreneur.
Je ne parle pas ici de «courage» ou de «force morale», mais de quelque chose de plus concret : la gestion du réel. L’impossibilité de tout maîtriser, le besoin de hiérarchiser, la capacité à décider avec les moyens du bord.
Et c’est peut-être ce qui manque parfois à nos modèles d’entreprise : cette lucidité simple, presque physique, qui pousse à faire au mieux avec ce qu’on a, plutôt qu’à toujours courir après ce qu’on n’a pas.
L’entrepreneuriat, ce n’est pas l’absence de contraintes : c’est leur mise en musique
Dans les incubateurs, les podcasts ou les levées de fonds, on parle souvent de dépassement, de scalabilité, de croissance.
Mais l’entrepreneuriat, dans la vraie vie, c’est composer :
- Composer avec le temps qui manque, les moyens limités, les imprévus, les échecs, les doutes.
- Composer avec les humains, leurs forces et leurs fragilités.
Les entreprises les plus solides ne sont pas celles qui ont supprimé toutes les frictions, mais celles qui ont appris à les transformer en leviers.
La contrainte rend lucide
Les dirigeants que nous accompagnons vivent tous avec des contraintes : celles du marché, du temps, de la réglementation, ou simplement de la fatigue.
Les plus lucides ne s’en plaignent pas, ils s’en servent. Ils structurent, hiérarchisent, priorisent. Ils apprennent à dire non. Ils trouvent leur équilibre entre ambition et faisabilité. À titre personnel, cette lucidité m’a sauvé. J’ai appris à déléguer, à m’entourer, à ralentir quand il le fallait.
Et paradoxalement, c’est en acceptant mes limites que j’ai pu bâtir plus grand : un groupe d’entreprises, des équipes, des projets qui me dépassent. Pas malgré mon handicap, avec lui.
Trois réflexes que le handicap m’a enseignés, et qui valent pour tout entrepreneur :
- Clarifier. Nommer les contraintes au lieu de les nier. Une entreprise qui sait où sont ses limites sait aussi où concentrer son énergie.
- Structurer. Transformer chaque difficulté en processus. L’automatisation ou la délégation n’ont de sens que si elles répondent à une tension réelle.
- Humaniser. Accepter la vulnérabilité, sans en faire une faiblesse. Une équipe qui ose dire “je ne sais pas” ou “je ne peux pas” est souvent celle qui avance le plus loin.
Et si la performance passait par la lucidité ?
Dans un monde qui glorifie la croissance infinie et la productivité sans limites, parler de contrainte peut sembler à contre-courant. Pourtant, c’est peut-être le nouveau langage de la performance.
Faire avec moins, ce n’est pas renoncer : c’est faire mieux. C’est redonner du sens à chaque heure, à chaque ressource, à chaque décision. C’est choisir la qualité plutôt que la frénésie. Refuser la contrainte, c’est refuser la réalité. Mais l’accepter, c’est construire un modèle plus solide, plus conscient, plus humain.
L’entrepreneur d’aujourd’hui n’a pas besoin d’être un surhomme : il doit être un stratège de ses limites, capable d’arbitrer, d’écouter, d’adapter.
La Semaine du handicap est souvent l’occasion de parler d’inclusion.
Et si c’était aussi l’occasion de parler de lucidité ?
De reconnaître que nos limites, physiques, économiques ou humaines — sont peut-être notre meilleur moteur entrepreneurial. Parce qu’elles nous obligent à choisir, à comprendre, à créer autrement.
Et parce qu’au fond, c’est toujours là que commence l’innovation :
«Qu’est-ce que je ne peux pas faire, et comment vais-je faire autrement ?»