On me demande souvent quel sera l’impact de l’IA générative sur le travail. Ma réponse est à la fois simple… et profondément nuancée. Simple, parce qu’à mes yeux l’IA générative est aujourd’hui hautement ségrégationniste. Nuancée, parce qu’elle est aussi profondément révélatrice.

Ségrégationniste, car elle ne va pas spontanément élever les niveaux les plus faibles. Elle ne le fera que si nous investissons massivement dans des environnements d’apprentissage performants, des outils pédagogiques intelligents, des LMS* capables de soutenir ceux qui ont besoin d’être accompagnés. Sans cela, l’IA risque d’accentuer les fractures existantes et de rendre notre système éducatif encore plus vulnérable, à moins qu’il ne décide enfin de s’emparer pleinement de ces enjeux.

Révélatrice, parce qu’elle agit comme un accélérateur fulgurant pour celles et ceux qui disposent déjà d’un socle solide : études longues, expertise, expérience, culture générale. Pour eux, l’IA n’est pas une menace, mais une extension naturelle du savoir.

Pour expliquer ce mécanisme, j’utilise souvent l’image du magasin d’épices. Imaginez votre cerveau comme une boutique avec des dizaines de petits tiroirs. Certains sont ouverts, d’autres fermés. Un tiroir fermé n’est jamais vide : il contient une connaissance apprise il y a longtemps, mais qu’on a rangée, oubliée, enfouie.

L’IA générative, elle, fonctionne comme un magasin où tous les tiroirs sont déjà ouverts. Elle retrouve immédiatement l’information. Et c’est là que notre esprit critique , façonné par l’éducation, les professeurs, la confrontation humaine, devient essentiel.

C’est parce que nous avons appris, vécu, expérimenté, que nous savons reconnaître si le résultat proposé par l’IA est juste ou erroné. L’IA ne fait que réouvrir un tiroir. Elle n’invente pas notre savoir : elle le révèle.

Voilà pourquoi ce n’est pas l’IA qui nous construit.
C’est notre capacité à apprendre, à questionner, à comprendre.
C’est notre humanité, notre intelligence et notre éducation.

*Learning management système

La première menace : le non-recrutement des jeunes générations

Ce qui me semble aujourd’hui le plus inquiétant, ce n’est pas la présence grandissante de l’IA dans nos organisations, mais la manière dont notre jeunesse va réussir  ou non  à s’insérer dans un marché du travail transformé en profondeur.

On continue de nous répéter que l’impact de l’IA sur l’emploi serait minime, qu’il n’y aurait pas de conséquence directe sur les effectifs. Ce discours repose encore sur des statistiques traditionnelles : les licenciements, les suppressions de postes visibles, comptabilisables. Mais cette lecture est déjà dépassée.

La réalité, beaucoup plus subtile, s’installe silencieusement : la décroissance de l’emploi ne s’exprime plus par des départs forcés, mais par l’absence de recrutement. C’est une érosion lente, presque imperceptible, mais d’une efficacité redoutable. Là où les entreprises engageaient auparavant des juniors pour assumer des tâches répétitives, produire des notes de synthèse, gérer les premiers niveaux d’administratif, alimenter les réseaux sociaux, composer des contenus simples…l’IA prend désormais le relais, sans fatigue, sans progression à accompagner, sans besoin d’encadrement.

Or, ces tâches n’étaient pas anodines : elles constituaient le parcours initiatique, l’étape fondatrice qui permettait à un jeune de comprendre le métier, de se confronter au réel, de développer les premiers réflexes professionnels. On apprenait par le faire, par l’erreur, par la répétition, par ce compagnonnage discret qui amenait progressivement un junior vers la maîtrise.

Si ces premières marches disparaissent, c’est tout l’escalier qui devient inaccessible.

Voilà pourquoi j’affirme que notre première menace n’est pas technologique, mais humaine : comment préparer une génération à un monde du travail dont les portes d’entrée s’effacent une à une ?

Paradoxalement, dans le même temps, on glorifie ceux qui ont su s’acculturer rapidement à l’IA, notamment les profils seniors que certains annonçaient déjà « dépassés ». Ils deviennent, pour ceux qui jouent le jeu, plus performants que jamais. Mais cette réussite pose une question simple : à qui profitera réellement cette optimisation ?

La logique demeure strictement économique. L’entreprise valorise ce qui augmente la productivité, réduit les coûts et accélère les processus. Et dans ce modèle, la question n’est plus de remplacer, mais d’éviter d’avoir à recruter.

Ce déplacement silencieux, presque malicieux, est le véritable changement de paradigme. Nous devons l’admettre avec lucidité : sans vigilance collective, une génération entière risque d’être évincée non pas par manque de talent, mais par absence d’espace pour se former.

Notre responsabilité est donc de comprendre ce basculement, de le nommer, et d’agir en conséquence  avant que l’ascenseur professionnel ne devienne inaccessible à ceux qui n’ont même pas encore eu le temps d’y entrer.

Le coût du travail et la valeur travail : un enjeu fondateur

L’un des enjeux les plus profonds, celui qui traverse notre histoire depuis des générations et particulièrement en France  concerne à la fois le coût du travail et la valeur que nous attribuons au travail lui-même. Nous le savons : en France, le travail coûte cher. Et ce coût n’est pas un accident, mais l’un des piliers de notre modèle social, de notre pacte collectif.

Dès lors, le défi qui se présente à nous est immense, car il place la création de valeur au cœur du débat. Une question simple, mais vertigineuse, se pose : quelle valeur sommes-nous encore capables de créer avec notre cerveau dans un monde où l’IA semble tout accélérer, tout automatiser, tout optimiser ?

C’est précisément sur ce point que nous devons rassurer les jeunes générations, sans naïveté, mais avec conviction. Leur rappeler que leur valeur est inestimable, qu’elle dépasse infiniment ce que la machine peut produire. Car l’IA, malgré son aura technologique, n’est rien d’autre qu’un ensemble de formules mathématiques, d’algorithmes de prédiction statistique. Les fameux LLM ne font que calculer des probabilités pour déterminer quel mot doit venir après un autre. C’est efficace, c’est impressionnant, mais cela reste mécanique.

Face à cela, il faut expliquer à un jeune de 20 ans quelque chose d’essentiel : en deux décennies d’existence, il a accumulé bien plus d’informations, de perceptions, d’instants vécus, d’émotions traversées que tous les corpus documentaires ayant servi à entraîner un modèle de langage.

Simplement, cette matière première est en lui, souvent brute, non traitée, non analysée. Il ne l’a pas encore transformée en réflexion, en intuition professionnelle, en vision structurée. Mais il la possède. Et cette densité d’expériences humaines, émotionnelles, sensorielles, sociales est quelque chose que la machine ne peut ni reproduire, ni anticiper, ni ressentir.

L’enjeu n’est donc pas de rivaliser avec l’IA, mais de réactiver cette richesse intérieure : apprendre à la comprendre, à la mettre en mots, à la transformer en création, en décision, en jugement. Tout ce qui fait la singularité humaine.

La génération Alpha : hautement connectée, mais privée du temps long

La génération Alpha, celle qui a grandi le smartphone à la main, immergée dans le numérique et parfaitement acclimatée à la transformation digitale, ne rencontrera pas de difficultés techniques particulières. Leur monde est déjà celui de l’hyperconnexion. Ils apprennent vite, s’adaptent vite, utilisent naturellement ces outils qui transforment notre façon de réfléchir.

Mais c’est justement là que réside le paradoxe. Car l’IA, comme un décideur expérimenté, modifie subtilement nos modes de pensée. Daniel Kahneman l’a très bien expliqué : nous disposons de deux systèmes de pensée. Le Système 1, rapide, intuitif, émotif. Le Système 2, lent, analytique, fondé sur les faits, la logique et la prise de recul.

Aujourd’hui, nous mélangeons ces deux systèmes. Nous mobilisons le Système 2 celui de l’analyse et de la réflexion,  mais en l’augmentant artificiellement grâce aux outils d’IA qui accélèrent le raisonnement. Le résultat est séduisant, efficace… mais dangereux si l’on n’y prend pas garde : un jeune de la génération Alpha peut traverser des années entières sans jamais expérimenter le temps long de la réflexion, le temps nécessaire pour décider dans l’incertitude, celui qui construit le jugement, la nuance, la maturité.

Or, décider est peut-être l’acte humain le plus difficile… mais c’est aussi celui qui nous définit.

Nous devons apprendre à faire des choix.
Nous devons apprendre à décider librement.
Et c’est précisément cela que nous devons transmettre à la génération Alpha.

Car pour prendre une décision en conscience, il faut s’appuyer sur un socle de connaissances solide. Si l’IA vous aide à renforcer ce socle, si elle vous guide pour apprendre, comprendre, vous entraîner, alors oui : c’est un outil formidable. Un accélérateur. Un catalyseur.

Mais si vous laissez l’IA décider à votre place, si vous lui déléguez tranquillement le poids du choix, pensant gagner du temps ou éviter l’effort, alors, sans le savoir, vous installez vous-même la chaîne à vos pieds. Je le dis ici directement aux plus jeunes : en laissant l’IA penser à votre place, vous faites de vous votre propre esclave.

La liberté ne se trouve pas dans l’outil.
Elle se trouve dans votre capacité à décider par vous-même.

Le devoir des initiateurs : transmettre le long terme

Dès lors, notre responsabilité devient immense. Nous, les boomers qui avons traversé toutes les phases de la transformation numérique, qui avons connu les difficultés, les échecs, les virages technologiques, nous utilisons aujourd’hui l’IA pour surperformer non pas par magie, mais parce que nous avons acquis cette expérience du réel que rien ne remplace.

Nous avons vu plusieurs mondes se succéder. Nous avons appris à absorber les chocs. Et c’est précisément pour cette raison que notre rôle n’est plus seulement d’agir, mais de guider.

Guider et accompagner les jeunes générations, non pas de manière paternaliste, mais avec lucidité : leur faire vivre ce changement en pleine conscience, en comprenant ses opportunités autant que ses risques. Car ils possèdent une vivacité d’esprit exceptionnelle, une agilité naturelle, une capacité unique à transformer une technologie en usage. Et cette agilité, nous devons la nourrir, pas la brider.

Nous sommes des initiateurs.
Et un initiateur n’est pas toujours l’acteur du futur : il en est l’architecte silencieux. Celui qui prépare le terrain. Celui qui montre la voie. Celui qui sème.

C’est pour cela qu’il est urgent de retrouver la logique du long terme. Celle qui guidait autrefois les bâtisseurs, les enseignants, les artisans : je travaille aujourd’hui, je crée aujourd’hui, je façonne aujourd’hui quelque chose que je ne verrai peut-être jamais finalisé.

Je sème un champ dont je ne ferai peut-être pas la récolte.
Et ce geste n’est pas une perte : c’est un acte de civilisation.

Nous devons retrouver cette notion de bienfaisance, ce principe fondateur des sociétés démocratiques et modernes. Cette idée que l’on construit non pas pour soi, mais pour ceux qui viendront après. Cette responsabilité intergénérationnelle qui, à l’origine, faisait tenir nos pactes sociaux et notre vision du progrès.

Reprendre possession de notre intelligence

Certains affirment que nous vivons une bulle de l’IA, qu’une explosion est possible, que cette course effrénée à la performance finira par atteindre ses limites. Mais la vérité, c’est que la course à la performance ne s’arrête jamais. Elle est par nature insatiable : toujours plus vite, toujours plus haut, toujours plus fort. C’est une logique qui ne connaît ni pause, ni maturité, ni plafond.

Alors, comment intervenir dans cette dynamique ?
Certains ont déjà commencé à répondre. Yann LeCun, par exemple, ouvre une voie avec son concept de “modèle du monde”, une approche qui cherche à imiter le véritable processus d’apprentissage humain. Car l’apprentissage humain mobilise tous nos sens dès notre plus jeune âge ; il forge notre compréhension du monde bien avant que nous sachions lire, écrire ou calculer. Entre 0 et 4 ans, notre cerveau traite plus d’informations que tous les supercalculateurs de la Silicon Valley réunis.

Si la compétition se résume au nombre de neurones… alors il faut dire aux plus jeunes qu’ils ont déjà gagné.
Ils en possèdent des dizaines de milliards.
Infiniment plus que n’importe quel réseau neuronal artificiel moderne.

Le problème n’est pas la quantité : c’est l’usage. Ce capital neuronal est aujourd’hui sous-exploité, voire laissé en jachère. Dans la compétition brute des capacités, l’humain a l’avantage. Dans l’art d’utiliser ces capacités, c’est une autre histoire.

C’est pourquoi nous devons revendiquer notre intelligence.
Revendiquer notre force.
Revendiquer la suprématie du vivant sur la machine, non pas dans un discours dogmatique ou nostalgique, mais dans une compréhension juste des choses : la machine n’est rien d’autre qu’une extension de l’intelligence humaine. La renier serait nous renier nous-mêmes.

Alors oui, à l’ère des intelligences artificielles, notre capacité à nous poser des questions n’a jamais été aussi grande. C’est même l’une des plus grandes opportunités de notre époque.

Apprenons à notre génération et surtout à celles qui arrivent, à se poser de véritables questions.
À interroger leur rapport à la technologie.
À comprendre leur propre valeur avant de s’en remettre à la machine.

Notre rôle est de leur montrer qu’ils ont une valeur immense, et qu’ils en auront davantage encore sur le marché du travail demain, à condition d’apprendre à mobiliser leur propre intelligence… et à utiliser les intelligences artificielles comme des alliées, non comme des béquilles.

Retrouver la patience du temps long

L’IA générative n’est ni un danger absolu ni une promesse de salut. C’est un révélateur, un accélérateur, un miroir tendu devant nous. Elle montre la solidité de ceux qui ont été formés, mais aussi la fragilité de ceux dont on a négligé le parcours.

Le véritable risque n’est pas la machine. C’est de laisser une génération entière entrer dans le monde du travail sans les premières marches qui permettent d’y monter. Le danger, ce n’est pas le remplacement : c’est le non-recrutement.

Face à cela, je crois profondément que nous devons réaffirmer la valeur du savoir humain. Réaffirmer que la réflexion longue, l’expérience vécue, l’éducation, la confrontation aux autres, restent les fondations de toute intelligence véritable. L’IA peut nous assister, mais elle ne peut ni ressentir, ni douter, ni décider à notre place. Elle calcule. Nous, nous choisissons.

Nous devons retrouver la patience du temps long. La lucidité de la transmission. La responsabilité de guider ceux qui viennent après nous, non pas pour leur dire quoi penser, mais pour leur apprendre à penser. Car c’est en leur redonnant confiance dans leur propre intelligence que nous les préparons réellement au monde qui vient.

L’avenir ne sera pas déterminé par la puissance des machines, mais par la clarté de nos choix.
C’est notre discernement, notre capacité à décider en conscience, qui définira la place de l’IA dans nos vies.

Je crois profondément en la suprématie du vivant. Non pas par opposition à la machine, mais parce que la machine n’est qu’une création humaine. Renier notre intelligence, ce serait renoncer à ce qui nous rend libres.

Notre avenir dépendra de notre capacité à rester les auteurs de nos décisions. Et tant que nous choisirons, tant que nous penserons réellement par nous-mêmes, aucune révolution technologique ne pourra nous déposséder de ce que nous sommes.