L'IA générative a fait basculer la valeur. L'intelligence est devenue gratuite. Elle se produit en masse, sans effort, sans coût marginal, sans rareté. Dans ce nouveau paysage, ce qui fait vraiment défaut n'est plus la capacité à fabriquer du contenu, mais la capacité à fabriquer du sens. Nous entrons dans un monde où la parole humaine n'a jamais été aussi nécessaire pour relier ce que les modèles, eux, ne font qu'additionner.
Le premier effet de ce basculement est l'effondrement progressif du récit commun. Chacun évolue désormais dans une logique d'exposition singulière, façonnée par des flux qui ordonnent le monde à sa mesure. Deux individus partageant la même ville, le même bureau, parfois la même famille, ne partagent plus pour autant les mêmes faits, les mêmes urgences, ni les mêmes horizons. Ce ne sont pas des divergences d'opinions. Ce sont des divergences de réalités. Et lorsque les réalités se dispersent, la possibilité d'un espace commun se fragilise.
Cette fragmentation met au jour un phénomène longtemps invisible : nos récits collectifs tenaient non parce qu'ils étaient parfaits, mais parce qu'ils étaient rares. L'unité n'était pas une vérité profonde, mais une structure pratique. En 2026, cette structure se dissout. Et avec elle, la certitude que nous regardons encore dans la même direction.
La fin du récit commun : un monde de réalités divergentes
Dans ce vide, un besoin ancien revient au premier plan : le besoin de conteurs. Pas de narrateurs solitaires, mais de voix capables de rassembler des perspectives multiples en un horizon respirable. Le rôle du conteur n'est plus de séduire. Il est de relier. Relier des signaux éclatés. Relier des perceptions divergentes. Relier des trajectoires qui ne se croisent plus naturellement.
Dans un monde où l'intelligence est devenue gratuite, le vrai travail est de tisser. De faire tenir ensemble. De dire non seulement ce que l'on voit, mais aussi ce que voient les autres et d'en fabriquer une vision élargie qui crée à nouveau du liant.
Le retour du conteur : relier ce que l’IA disperse
Ce déplacement concerne aussi les organisations. Pas parce qu'elles devraient jouer un rôle politique ou moral (ce n'est pas leur place), mais parce qu'elles sont devenues, par leur simple présence quotidienne dans nos vies, des acteurs culturels. On ne leur demande pas de commenter la technologie. On leur demande quelque chose de plus simple et plus profond : dire ce qu'elles regardent, ce qu'elles valorisent, ce qu'elles relient.
Créer des lieux (réels, symboliques ou narratifs) où des publics différents peuvent à nouveau partager une expérience commune. Pas une vérité commune : une expérience. Les formats changent donc de fonction. Les événements, les moments synchrones, les expériences hybrides deviennent des espaces où se rejoue le « vivre ensemble » à l'ère post-IA. Ce ne sont plus des dispositifs de communication, mais des points d'appui symboliques. Des lieux où les trajectoires individuelles se rassemblent brièvement avant de repartir. Des zones de respiration dans un monde algorithmique qui segmente tout.
Dans ce contexte, la narration retrouve sa dimension anthropologique. Toutes les sociétés se sont construites sur des récits capables de contenir des voix multiples. Ce qui faisait leur force n'était pas la perfection du récit, mais sa capacité à accueillir la pluralité. C'est précisément ce qui manque aujourd'hui : un cadre commun suffisamment large pour intégrer nos réalités divergentes sans les uniformiser.
La renaissance du conteur n'est donc pas un retour aux mythes. C'est un retour à la fonction humaine la plus essentielle : rendre le monde habitable ensemble. Donner une forme à ce qui disperse. Articuler une vision qui ne nie pas la diversité des points de vue, mais la contient. La rareté, désormais, n'est plus l'intelligence. Elle est l'intention. L'intention de relier plutôt que segmenter. L'intention d'engager plutôt que d'optimiser. L'intention de raconter non seulement ce que l'on voit, mais ce que cela permet de partager.
L'effondrement du récit commun n'annonce donc pas la fin du collectif. Il annonce la nécessité d'un collectif réinventé : moins centralisé, mais plus conscient. Un collectif qui n'attend plus un récit unique, mais une pluralité de récits reliés. Et dans cette nouvelle architecture, ceux qui accepteront de raconter le monde à hauteur humaine (et à hauteur des autres) seront les véritables bâtisseurs de l'époque.