Depuis quarante ans, les robots ont trouvé leur place dans les usines. Ils soudent, assemblent, déplacent et contrôlent. Mais jusqu’à récemment, ces machines n’avaient rien d’intelligent. « Un robot acheté il y a cinq ans n’était qu’une somme de pièces mécaniques et d’un petit ordinateur doté d’à peine 512 kilobits de mémoire », rappelle Bruno Bouygues, président du groupe industriel GYS. « En réalité, c’était modestement plus intelligent qu’une machine à écrire », plaisante-t-il.
De la robotique mécanique à la robotique intelligente
Pendant des décennies, la robotique industrielle est restée enfermée dans des systèmes propriétaires. Chaque fabricant contrôlait son propre écosystème : un robot, un logiciel et un protocole. Les industriels les plus en avance avaient donc des machines efficaces, mais incapables d’échanger. « Les roboticiens ont longtemps voulu maîtriser toute la chaîne de valeur, sans ouvrir leurs systèmes », explique Bruno Bouygues.
Le premier tournant est venu des cobots – les robots collaboratifs – qui ont introduit des tablettes de commande plus modernes et quelques fonctions de personnalisation. « Universal Robots a été le premier à proposer la création d’applications, un peu comme sur l’App Store », poursuit le dirigeant. Mais cette révolution est restée partielle : chaque constructeur (ABB, FANUC, Kawasaki…) a conservé son propre univers.
Puis l’intelligence artificielle est entrée en scène, changeant la nature même du robot. « La robotique sans IA, ce sont des machines qui répètent. Avec l’IA, elles comprennent ce qu’elles font et deviennent capables de réaliser des tâches qu’on croyait réservées à l’humain », observe Thierry Vandewalle, managing partner du fonds de VC Wind Capital.
Quand les robots apprennent à s’adapter
L’IA transforme la robotique en système apprenant, capable de traiter des environnements complexes. « Déconstruire une voiture ou une batterie, c’est tout sauf répétitif », souligne l’investisseur. « Les robots classiques ne savent pas faire ça. Les robots dotés d’IA, eux, peuvent reconnaître une pièce, comprendre où se trouve une vis, identifier la matière et la trier », explique-t-il.
Ces avancées permettent à la robotique de s’étendre à de nouveaux domaines : recyclage, maintenance, inspection, logistique… jusqu’à la défense. Les drones autonomes en sont un bon exemple. « Nous avons investi dans une société qui conçoit des drones sous-marins capables de travailler à 500 simultanément pour cartographier les fonds marins. Ils communiquent entre eux, évitent les collisions et se répartissent les tâches », explique Thierry Vandewalle.
Et les investisseurs observent le secteur de près. « Nous voyons passer beaucoup de projets de robotique et d’automatisation, souvent à l’intersection de l’IA et de la fabrication », confie-t-il. « C’est un marché encore jeune, mais qui va exploser. Nous n’avons pas encore investi directement dans une startup du secteur, mais nous le ferons. La vague arrive », affirme Thierry Vandewalle.
La frontière entre robotique et IA s’efface : la machine devient capable d’apprendre, de coopérer et d’agir collectivement. Reste à franchir un dernier cap : la communication entre univers différents.
Le défi de l’interconnectivité
Car pour l’heure, les robots ne se parlent toujours pas. « Aujourd’hui, deux robots ne se comprennent pas. Pour qu’ils échangent, il faut ajouter un ordinateur industriel qui joue les interprètes. C’est d’un archaïsme fou », déplore Bruno Bouygues. Chaque marque conserve ses propres protocoles, et l’intégration reste laborieuse : « Connecter un robot à un poste de soudage, ça devrait prendre dix secondes. Dans la réalité actuelle, c’est une semaine de travail », poursuit-t-il.
Chez GYS, spécialisé dans les technologies de soudage, cette interconnexion est devenue un enjeu stratégique. Le groupe a développé une bibliothèque de plus de 2 000 pilotes logiciels pour connecter ses équipements à la majorité des robots du marché. Une prouesse technique qui permet de réduire drastiquement les temps d’intégration et d’ouvrir la voie à des lignes de production plus souples.
L’industrie européenne doit-elle aller plus loin ? « Il faut définir des standards communs », insiste le dirigeant. « Les Américains avancent vite, notamment sur les humanoïdes. En Europe, il faut qu’on se réveille. Si on ne participe pas à la définition de ces standards, on dépendra de ceux des autres », alerte-t-il.
Vers une nouvelle ère industrielle
Derrière la course à l’automatisation se joue donc un enjeu de souveraineté et de productivité. Selon Bruno Bouygues, l’Europe accuse vingt-cinq ans de retard sur l’interopérabilité industrielle, alors que la traçabilité et la qualité exigent désormais des machines capables de dialoguer. Les “passeports numériques” de produits, bientôt obligatoires, renforceront encore cette exigence de transparence et de connectivité.
Pour GYS, l’ambition est claire : rester un acteur technologique de premier plan. « Si nos machines ne sont pas parmi les meilleures au monde, nous finirons dans une guerre des prix impossible à gagner », prévient Bruno Bouygues. « L’Europe doit redevenir un continent de fabricants, pas seulement d’utilisateurs », insiste-t-il.
Le passage au “niveau supérieur” de la robotique ne se fera pas du jour au lendemain. Mais les signaux sont là : l’IA rend les machines plus intelligentes, l’interconnectivité les rendra plus puissantes.