Cette série d’articles parle de l’histoire de Deezer telle que je l’ai vécue. Ces articles mettent en avant des principes clés qui ont été théorisés pour favoriser le succès des startups. A noter cependant que cette analyse est rétrospective, et que nous n’avions pas connaissance de ces principes au moment des faits chez Deezer.

Me concernant, j’ai été le 12ème employé de Deezer, où j’ai construit et managé l’équipe mobile et les apps aujourd’hui utilisées quotidiennement par des millions de personnes dans le monde.

Pivots

Evangélisé par le célèbre livre Lean Startup, le concept de pivot est particulièrement important dans le monde des startups. Dans les grandes lignes, le but d’une startup est de partir d’un plan A et de trouver un plan qui marche en cours de chemin. La plupart du temps, cette idée initiale de plan A va échouer, mais une partie du plan aura été validée. Pivoter, c’est l’action de changer une partie du business (de préférence ce qui ne marche pas !!!) pour maximiser ses chances de succès.

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Pour faire une analogie au poste de pivot en basketball ou en handball, vous gardez un pied au sol et vous bougez l’autre. Vous gardez une partie du business model, mais vous bougez les autres parties.

Le pivot le plus fréquent consiste à passer du B2C (grand public) au B2B (entreprises). Une startup souffre et ne rencontre pas le succès en B2C, mais l’équipe a détecté que leur produit apportait de la valeur pour une catégorie d’entreprises en B2B. On parle là d’un pivot de segment client (il y a d’autres types de pivots), en ciblant un autre type de clients.

Pivots anticipés et pivots contraints

Je suis plein d’admiration pour les équipes de startups qui arrivent à anticiper ou à choisir leur pivot, ou même à décider quand pivoter. Par exemple, j’ai vu l’équipe de WePop pivoter deux fois avant de devenir JulieDesk (super équipe, ça avance plutôt bien pour eux et je suis content d’avoir eu la chance de les coacher chez Paristech Entrepreneurs). À chaque fois qu’ils ont décidé de pivoter, c’était des choix qui étaient loin d’être évidents mais qui se sont révélés être des bons choix après coup.

PivotChoice

Ce n’est pas ce qui s’est passé chez Deezer. Nous n’avons jamais vraiment décidé nos pivots. Simplement, à un moment donné l’entreprise était sur le point de mourir si nous ne changions pas quelque chose. Et à chaque fois, nous avons trouvé un autre chemin.

Durant mes 3 ans chez Deezer, il y a eu environ 15 moments où l’entreprise a été sur le point de mourir dans les mois suivants (procès avec Universal Music, levée de fonds plus compliquée et plus longue que prévue, problèmes de monétisation, …). Nous avons du nous battre avec acharnement pour que la startup survive !

" L’entrepreneuriat a beaucoup de chose en commun avec l’instinct de survie "

Richard Branson

Quoi qu’il en soit, il n’y a pas vraiment de règle pour rencontrer le succès, mais ne pas pivoter alors que c’est nécessaire conduit souvent à l’échec.

Pivot 1 – D’un site gratuit financé par la pub aux apps mobiles Premium

Deezer a eu du succès très rapidement. Des millions d’utilisateurs inscrits en quelques mois. Une énorme traction. À un moment, j’avais même calculé qu’il y avait à peu près 200 000 utilisateurs inscrits par personne dans l’entreprise ! (nous étions 25 à nous occuper de 5 millions d’utilisateurs). Le modèle de revenu était classique de cette époque : le site était accessible gratuitement, et Deezer monétisait son (énorme) audience grâce aux publicités sur le site. La société payait ensuite aux ayants droits (majors / labels, et les artistes à travers eux) un montant pour chaque morceau écouté. Concernant la stratégie mobile, Jonathan Benassay (CEO / co-fondateur) était convaincu que c’était là qu’on pourrait vraiment amener de la disruption. Les applications étaient prévues pour fournir des téléchargements illimités dès le début, mais à travers un modèle d’abonnement payant / offre Premium. Et c’était déjà une évidence que ça pourrait devenir une importante source de revenus. Nous avons du faire face à de nombreuses barrières technologiques pour concrétiser cette stratégie, mais elles se sont révélées insignifiantes face aux problèmes rencontrés avec les ayants droits pour obtenir les accords de lancer les fonctionnalités de téléchargements illimités. Sur ce point, c’est vraiment les équipes juridiques et de relations avec l’industrie de la musique qui ont fait la différence, ainsi que… le concurrent Spotify ! En effet, je pense vraiment que cette révolution dans l’industrie de la musique n’a été possible que parce qu’il y avait 2 acteurs qui se battaient en parallèle contre les problèmes et le status quo (c’est à dire l’anti-ergonomie du CD, iTunes, le piratage illégal, …). Quand un acteur négociait quelque chose avec les majors, l’autre pouvait prendre la suite et négocier autre chose. Je ne suis pas certain que Deezer ou Spotify auraient réussi tous seuls…

Dans le même temps, Simon Badeyrou est arrivé comme Directeur Financier. Refaisant tous les calculs, il est vite arrivé à sa conclusion : le modèle financé par la pub nous conduisait droit dans le mur. Les revenus de la publicité ne couvraient tout simplement pas nos coûts, malgré une équipe de régie publicitaire extrêmement performante, une audience folle et des formats vraiment attractifs (ex. habillage du site).

" Pas de problème Simon, on va lancer Deezer Premium avec le téléchargement illimité dans les apps. Ça va être super et on fera bientôt beaucoup d’argent là-dessus "

DeezerPremium

Novembre 2009 : Lancement, grandes annonces, grosse fête, beaucoup de retombées presse, …

Un échec… mais un proxy de Product / Market fit !

Au moment du lancement de l’offre Deezer Premium, il y avait à peu près 10 millions d’utilisateurs inscrits chez Deezer. Assez rapidement, nous avons atteint le cap des 10 000 abonnés à l’offre. Et là ça a complètement stagné. Quasiment aucune croissance, juste de quoi compenser le churn (ceux qui se désabonnent). Au mieux nous avons pu atteindre 15 000 abonnés… C’était clairement un échec, et Deezer était toujours dans la perspective d’une mort de la startup en quelques mois.

Par contre, nous avions aussi rapidement découvert que les problèmes n’étaient pas liés à notre produit. La plupart des gens ne voulaient tout simplement pas payer pour la musique, et continuaient à utiliser notre concurrent principal : le piratage de musique illégal.

Le « Product / Market fit » ou « adéquation produit / marché » est aussi un concept très important pour les startups. Grosso modo, c’est une étape virtuelle qui valide que la startup a trouvé le bon produit qui satisfait son marché. La startup peut trouver des gens qui vont adopter son produit, vont continuer à l’utiliser dans le temps et vont payer pour. La startup peut ensuite se concentrer sur sa croissance. Une approche intéressante pour mesurer si le P/M fit est atteint ou pas pendant les phases initiales d’une startup est de prendre un échantillon d’utilisateurs avancés (100 ?) et de leur dire « Voilà, c’est fini, on va arrêter ». Si 30% ou 40% d’entre eux crient au scandale, descendent dans la rue ou sont carrément prêts à faire des dons, la startup a de bonnes chances de succès ! Pour les 10 000 abonnés de l’offre Deezer Premium, nous avions découvert que 86% d’entre eux en avait fait leur moyen de consommation de musique principal. 86% !

Malheureusement, ça n’était pas Product / Market fit complet (d’ou le terme ‘proxy’), parce que le PM fit implique que suffisamment de gens sont prêts à payer.

Pivot 2 – Passage au B2B2C

Grâce à notre veille du marché, Clément Cézard (CMO) et moi même avions repéré Omnifone, une société intéressante dans la musique sur mobiles. Ils vendaient aux opérateurs mobiles en B2B et en marque blanche une plateforme de musique. Et ils faisaient des millions d’euros de revenu ! Par contre, comme ils n’étaient pas orientés B2C, leur produit n’était pas centré utilisateurs, et ça se reposait sur des technos vieillissantes de téléchargement avec DRM et des standards mobiles de l’époque du wap (franchement, c’était pourri).

Comme nous étions complètement user centric, notre produit était vraiment meilleur. Mais il y a quand même de gros challenges pour être capable de travailler avec les opérateurs et pour les convaincre de le faire. Il faut notamment supporter un maximum de mobiles pour que le produit puisse être vendu à un maximum d’abonnés de l’opérateur. Et à ce moment là en France (début 2009), iOS et Android commençaient juste à croître, donc le plus gros challenge technique était d’arriver à supporter la myriade de téléphones mobiles incluant Blackberry, Sony Ericsson, Nokia, Samsung, … La plupart de ces téléphones étaient des téléphones Java / J2ME, et avec l’expertise Android, c’était l’expertise principale de mon équipe – composée de Florian Dauly (Mobile Lead), Matthieu Gorvan (désormais VP Engineering) et moi-même.

C’est d’ailleurs la dernière fois où j’ai développé du code « de production » ! C’était un sacré challenge technique de faire tourner une app Deezer sur un Sony Ericsson W595 ou un Blackberry Curve 8900, mais on a réussit. iOS était développé par Sophiacom (Florian Galanti est arrivé plus tard pour internaliser les développements iOS).

Inutile de préciser que nous avions aussi une équipe de rockstars côté plateforme, avec Daniel Marhely (CTO / co-fondateur), Aurélien Hérault (un des meilleurs innovateurs en France à mon humble avis), Guillaume Pelat (Backend rockstar) et plein d’autres.

Bref, nous étions préparés pour enclencher des partenariats avec les opérateurs mobiles. Mais est-ce que eux étaient prêts à travailler avec nous ? SFR était ok pour lancer un premier essai. Ils avaient décidé de fournir Deezer comme récompense dans le programme de fidélité. Mais seulement pour 3 mois, ensuite les utilisateurs devaient passer sur l’offre payante de Deezer.

Les retours des utilisateurs furent on ne peut plus clairs : « C’est vraiment génial, mais je ne suis pas prêt à payer pour de la musique. Est-ce que ça pourrait être inclus dans mon forfait ? »

Le test avec SFR était plutôt un échec (encore !), mais nous avions appris beaucoup (encore !). Par ailleurs, nous avions désormais de sérieux arguments pour démontrer que Deezer était très sérieux quand à sa stratégie mobile – et pas seulement un site web. Nous avons donc participé au concours des Global Mobile Awards du Mobile World Congress de Barcelone. Et nous avons gagné en tant que « Best Mobile Music Service 2010 ».

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Il faut noter que cette récompense était un truc vraiment sérieux dans l’industrie mobile à cette époque, principalement parce que le jury était composé d’acteurs clés de cette industrie (opérateurs, constructeurs, innovateurs, …). Ce fut un très bon point pour convaincre les opérateurs que nous étions un acteur clé sur mobile et que nous pouvions travailler avec eux.

Quelques mois plus tard, les discussions avec Orange orchestrée pas le nouveau CEO Axel Dauchez sont devenues vraiment intéressantes. Orange a alors décidé de remplacer toute son offre musique existante par Deezer, et a inclus l’offre Deezer Premium dans ses forfaits mobiles, en commençant par la France.

Le bon plan ? Comme ça a démarré avec Orange France, la marque Deezer qui était de grande valeur en France a été conservée pour le partenariat. Il fut décidé d’adopter une approche marque grise « Deezer Premium avec Orange » plutôt qu’une marque blanche comme Omnifone.

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L’exécution a été orchestré par Jeanne Bitker (Marketing / branding rockstar), et Orange a apporté beaucoup de distribution et de marketing, en fait à peu près tout ce qu’on peut imaginer : opération offline, grosse présence dans les agences Orange, événements, street marketing, pubs TV, … Deezer a rapidement atteint 500 000 abonnés, ce qui en a fait un business vraiment viable. Depuis, la stratégie de Deezer est de déployer l’offre avec des opérateurs (pas forcément Orange) ou des acteurs locaux clés dans de nombreux autres pays, dans un modèle de distribution B2B2BC. Des millions de gens dans le monde utilisent les apps Deezer quotidiennement.

Retrouvez la version anglaise de cet article est disponible sur le blog ThinkMobile d'Alexandre Jubien.