À l'image de Heetch avec les taxis ou Airbnb avec les hôtels, Demander Justice, plateforme de résolution de litiges du quotidien sans avocat, semble déranger dans son secteur. L’entreprise a été poursuivie durant plusieurs mois, au pénal et au civil, par le Conseil National des Professions Juridiques et l’Ordre National des Avocats. Retour sur cette affaire avec son cofondateur Jérémy Oinino.

Le Tribunal de Grande Instance de Paris a rendu un jugement favorable, est-ce-que c’est la fin de ce conflit ?

Jusqu’à présent, tous les jugements ont donné raison à DemanderJustice.com dans les affaires nous opposant au Conseil National des Barreaux (CNB) et à l’Ordre des Avocats de Paris. Pour autant, après chaque défaite, les représentants des avocats ont cherché à ouvrir de nouveaux fronts. Après avoir perdu à plusieurs reprises au pénal, ils viennent à présent de perdre au civil, action que les avocats de l’Ordre et du CNB présentaient comme gagnée d’avance. Aussi, il est à présent difficile de voir à quelle branche ils vont pouvoir se raccrocher et nous pensons, en effet, que ce nouveau jugement rendra la tâche beaucoup plus difficile à nos adversaires tant il rejette en bloc tous leurs arguments par des motivations très claires.

Depuis quand durait votre conflit avec le Conseil National des Barreaux Juridiques et l’Ordre des Avocats de Paris ? Que vous reprochaient-ils ?

Les premières affaires remontent à fin 2012, lorsque l’Ordre des avocats a dénoncé au Procureur de Paris le site DemanderJustice.com estimant que ce dernier délivrait des conseils juridiques et réalisait des actes de représentation en justice, activités réservées aux avocats par une loi de 1971.

En mars 2013, l’Ordre des avocats, rejoint entre-temps par le CNB, a été débouté de toutes ses demandes par le Tribunal Correctionnel de Paris. Beaux joueurs, les représentants des avocats ont introduit quatre nouvelles affaires en justice. Il ne s’agissait plus alors de faire reconnaître le caractère illégal de l’activité mais (1) de laver l’affront d’une défaite sur le terrain de l’exercice du droit et, (2) de freiner le développement de DemanderJustice.com.

"Au final, toutes ces nouvelles procédures ont abouti à la reconnaissance du caractère légal de notre activité"

L’Ordre des avocats et le CNB enragent ; songez que cinq bâtonniers différents les ont défendu et ils ont perdu à chaque fois. Quelle humiliation face à une startup créée par « les marchands du temple » ainsi que l’a dédaigneusement martelé l’un des avocats de l’Ordre à une audience l’an dernier. Au fond, ce que nous reprochent les représentants des avocats et de ne pas être avocats nous-mêmes, de ne pas verser la dîme pour nos quelques 300 000 utilisateurs.  

Sur quoi basent-ils leur argumentation ?

Du premier procès, il est ressorti une méconnaissance assez sidérante des procédés mis en œuvre par le site DemanderJustice.com. À grand renfort d’arguments complotistes, on essayait de faire croire qu’une startup était un cabinet d’avocats clandestin. Il était manifeste que nos adversaires n’avaient pas dépassé la page d’accueil de notre site Internet et n’avaient pas pris le temps de comprendre la nature automatique des procédures que nous avions développées. La paresse et la suffisance ont donc conduit à un premier échec devant le tribunal correctionnel.

Dans le cadre des autres procédures, c’est la stratégie du sophisme, parfois absurde, qui a été privilégiée : « Demander Justice embauche des juristes donc elle délivre des conseils », « Demander Justice envoie les courriers au tribunal donc elle fait de la représentation » … Au final, il s’agissait de dénaturer les notions de conseil et de représentation réservés aux avocats afin d’y faire rentrer tout ce qui avait rapport de près ou de loin avec la justice. Les juges ne s’y sont pas trompés et ont toujours relevé (1) l’absence total de preuve au soutien des accusations de l’Ordre et du CNB, et (2) la parfaite légalité du service par un examen in concreto des sites internet visés.

Quels ont été vos arguments de défense ?

Notre avocat, Maître Jérémie Assous, a toujours rappelé que l’avocat est l’exception devant les juridictions françaises. Il n’est pas obligatoire dans les juridictions que DemanderJustice.com permet de saisir en ligne. Le législateur l’a voulu ainsi, n’en déplaise à l’Ordre des avocats et au CNB. DemanderJustice.com permet en effet de résoudre des affaires pour un montant moyen de 1200 euros, enjeu pour lequel il n’est pas rentable de recourir à un avocat.

Notre meilleur argument de défense a le plus souvent été une simple démonstration de notre site Internet à la Cour. Celle-ci a permis d’exposer les procédés que nous mettions en œuvre : modèles de documents, calcul automatisé, géolocalisation, analyse sémantique, signature électronique… Au final, les juges n’ont pu qu’admettre l’évidence : la procédure est entièrement automatisée et n’a rien à voir avec une activité d’avocat bien que la finalité soit la même pour le client : récupérer une somme d’argent.

Avez-vous tenté une médiation avec le Conseil National des Barreaux Juridiques et l’Ordre des Avocats de Paris ?

Je doute que cela ait été envisageable. Il faut bien comprendre que l’objectif de l’Ordre des avocats et du CNB était la mise à mort de DemanderJustice.com et de ses dirigeants.

" Dans le cadre des récentes procédures, il a notamment été demandé la cessation de l’activité sous astreinte de 10 000 euros par jour, la condamnation à une peine de prison pour les dirigeants, le transfert du nom de domaine DemanderJustice.com au CNB, la condamnation solidaire de la société et des dirigeants à verser 100 000€ au CNB… "

Finalement, c’est le CNB qui a été condamné à verser une indemnisation à DemanderJustice.com dans le cadre du dernier procès mais cette judiciarisation de la vie économique est très inquiétante.

Êtes-vous en contact avec d’autres startups partageant les mêmes conflits et enjeux ?

Les défaites judiciaires contre DemanderJustice.com ont eu le mérite de calmer les velléités des représentants des avocats dans leur croisade contre les startups. Du reste, beaucoup de startups ont décidé de jouer le jeu de l’Ordre des avocats et du CNB en drainant des clients ou des leads vers les avocats. L’horizon est clairement plus dégagé aujourd’hui qu’en 2012 pour tous ceux qui voudraient se lancer et, à ma connaissance, il n’y a pas d’autre startup poursuivie à ce jour.

Pourriez-vous envisager une collaboration avec le CNB et l’Ordre des Avocats de Paris ?

Certainement, le CNB et l’Ordre des avocats sont des organisations en mouvement et le jour viendra peut-être où nous aurons des interlocuteurs moins dogmatiques et plus pragmatiques, dans l’intérêt des avocats. Plus de 250 000 dossiers sont déposés chaque année sur DemanderJustice.com et certains de nos clients sont prêts à recourir aux services d’un avocat.

En quoi « l'ubérisation » peut-elle être une bonne opportunité pour la justice ?

En premier lieu, elle questionne le monopole dont bénéficient les avocats et il me semble sain de se livrer à cet exercice alors que la dématérialisation permet des gains d’efficacité importants. DemanderJustice.com propose ainsi des procédures amiables et judiciaires pour un prix compris entre 39,90 euros et 89,90 euros, soit un coût d’accès à la justice divisé par dix par rapport aux solutions traditionnelles.

"Du reste, nous n’avons pas développé notre activité à l’ombre d’un monopole mais au prix d’un effort important en matière de service et de R&D afin de proposer un outil à forte valeur ajoutée pour les justiciables"

Nous pourrions aller beaucoup plus loin en matière de démocratisation des services juridiques si certains petits actes de conseil et de représentation nous étaient autorisés et c’est ce que nous appelons de nos vœux aujourd’hui. Outre le bénéfice évident pour les justiciables, ces nouveaux services pourraient ouvrir des débouchés conséquents aux dizaines de milliers de juristes que nos universités forment chaque année. C’est l’enjeu principal de l’ubérisation ; après avoir forcé l’entrée dans un secteur protégé par un monopole, il faut que le cadre réglementaire suive pour nous permettre de développer notre offre propre à côté des acteurs historiques. Or, à ce jour, la loi a du mal à suivre l’innovation et les nouveaux usages que les consommateurs plébiscitent.