Je fais partie de la dernière génération à avoir vécu sans ordinateur et smartphone; bientôt, je serai moi aussi un dinosaure, et je m’amuse déjà en imaginant les questions de mes enfants ahuris : “ah bon, à ton époque il n’y avait pas d’ordinateur ? Mais comment on faisait ?". Et pourtant, adolescent, j’étais tout sauf un geek. Je regardais les PC et les jeux vidéos de très loin; être devenu un professionnel du digital me fait sourire (ainsi que certains amis qui se reconnaîtront), quand je repense à mon intérêt pour la question il n’y a pas si longtemps.

Quant aux jeunes nés avec une tablette dans la main, là encore on peut sérieusement remettre en question leur maturité digitale : savent-ils protéger leurs données ? Savent-ils comment fonctionne réellement le web ? Connaissent-ils les modèles économiques des entreprises du Web ? La notion de big data ou de neutralité du Net a-t-elle un sens à leurs yeux ?

Nous sommes nombreux à avoir un rapport très passif, de consommateur, au digital. Cette passivité dans l’usage pourrait s’avérer presque plus dangereuse que le rejet de certaines personnes, rejet infondé et stérile, mais motivé par des raisons ayant parfois un peu de fond.

Les digital natives, s’ils sont à l’aise avec les outils, ne le sont pas forcément avec la culture qui a permis l’essor de ces outils. Par culture, j’entends aussi bien des méthodes de travail (agilité, ouverture), que des technologies et même, une certaine vision libertarienne du monde.

Savoir utiliser Snapchat ne permet en rien d’affirmer que vous saurez communiquer intelligemment, ou encore bien utiliser les réseaux sociaux pour vous former ou trouver un emploi. Publier des photos sur Instagram ne fait pas de vous un consommateur mieux informé (au contraire d’ailleurs). Liker à tout va des posts sur Facebook ne permet pas réellement de réfléchir à la qualité de l’information qui est proposée, ni aux systèmes d’indexation des contenus qui font apparaître tel article sur votre newsfeed, plutôt que tel autre.

Je suis chaque jour stupéfait de voir les milliers de jeunes “ digital natives” qui ne savent pas utiliser les outils à leur disposition pour organiser leur vie numérique : veille, e-réputation, recherche d’emploi, big data, objets connectés, impression 3D : sur tous ces sujets, les jeunes ont un niveau de compréhension qui ne dépasse pas celui d’un reportage généraliste de cinq minutes au JT de 20h.

Si les usages digitaux sont bien plus développés chez les jeunes générations et donnent l’illusion d’une grande maturité digitale, la compréhension des enjeux de fond est moins évidente. À la manière d’un magicien qui fait jaillir des colombes de son chapeau, les “digital natives” sont les rois de l’esbrouffe digitale, vous en mettent plein la vue à coups de tweets, de snaps et de #mdr. Mais ces trucs et astuces du digital sont finalement assez superficiels; ils passent de mode très vite, comme Myspace, Tumblr et tant d’autres sont passés de mode.

Alors, pourquoi poser la question de la culture digitale en termes de générations ?

  • la question générationnelle évite aux “seniors” de se remettre en question en repoussant loin d’eux ce qu’ils ne veulent pas faire l’effort de comprendre,
  • elle permet de remettre à plus tard des sujets de fond, de la même manière que notre génération remet à plus tard la question environnementale qui, on le sait, finira par tous nous concerner,
  • l’approche générationnelle n’aide pas les utilisateurs à repenser leurs usages et à mûrir au même rythme que les technologies. Cette lenteur alimente les fantasmes numériques (big brother, robotisation, intelligence artificielle pour n’en citer que quelques-uns).

On peut en tirer comme enseignements :

  • que l’utilisation du digital n’est pas synonyme de compétences digitales. Celles-ci passent, comme toutes les compétences, par des formations, de l’apprentissage, une prise de recul sur ses usages. Savoir utiliser Facebook n’est pas synonyme de savoir communiquer sur Facebook dans un contexte d’entreprise par exemple.
  • que les digital natives ont une culture digitale trop souvent limitée à l’utilisation de quelques applications, et passent à côté des mutations sociétales et sociologiques introduites par le numérique.
  • Pire, ils ignorent qu’ils passent à côté de quelque chose ou se sentent honteux de l’admettre, car après tout, ne sont-ils pas “digital natives“ ?
  • que les digital natives pourraient être de piètres pédagogues et managers, car leur rapport à l’instantanéité et donc à la reconnaissance, à l’effort, ne les incite pas à prendre le temps de formaliser un savoir, le transmettre, l’adapter, le co-construire.

Article initialement publié le 11 avril 2016