En occasionnant la mise en pause d’une partie de l’économie et en stoppant net la production et la croissance de certaines entreprises, le coronavirus a fait resurgir le vieux débat de la décroissance. Le concept n’est pas nouveau. Attribué à l’économiste roumain Nicholas Georgescu-Roegen dans les années 70, celui-ci prône une réduction de la production pour préserver les ressources dont nous disposons. Le modèle de l’entreprise en quête effrénée de croissance et de productivité n’est donc plus le seul à trouver grâce auprès des salarié·e·s, des consommateur·rice·s et des investisseurs. Et les sociétés dites “à impact” s’installent durablement dans le paysage économique français. En 2017, elles employaient déjà 2,7 millions de Français·es, soit 10,5% de l’emploi de l’Hexagone, selon les chiffres du CNCRESS. L’instauration du  label  “société à mission” récemment initié par le gouvernement via la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (dite PACTE), tend à renforcer ce phénomène. 

Si ce nouveau paradigme, où la sacro-sainte croissance productiviste serait déboulonnée de son piédestal , devenait la norme, comment ferions-nous pour calculer ou qualifier la performance des entreprises ?  

La croissance économique n’est pas morte 

Pour Pierre-Olivier Barennes, directeur général de Citizen Capital, “parler de décroissance n’est pas forcément le bon terme, il faudrait davantage parler d’une croissance raisonnée car l’Homme, par essence, a besoin de croître” . C’est surtout la quête d’une croissance infinie, ne répondant plus à un besoin, qui est critiquée. En changeant ce système, on change forcément les critères d’analyse de la performance.

Chez Phenix, startup se battant contre le gaspillage alimentaire, la réussite tient à la fois aux bénéfices réalisés mais aussi au nombre de tonnes d’aliments sauvés de la déchetterie. Pour OpenClassrooms, c’est le nombre d’élèves formés et diplômés capables de trouver un nouvel emploi ou de monter en compétences qui est scruté. Pour les sociétés à impact, la performance s’articule autour d’une multitude de critères : financier, sociaux, environnementaux, sociétaux. Certaines entreprises faciliteront le retour à l’emploi, d’autres amélioreront la qualité de vie des seniors ou tenteront de faire évoluer les comportements pour protéger l’environnement. Une chose est sûre, l’entreprise a pris une telle place dans la société qu’il est désormais peu concevable qu’elle s’arrête au seul bénéfice de ses associés, comme le stipule pourtant le code Napoléon” , estime Laurence Méhaignerie, cofondatrice de Citizen Capital.

Vouloir intégrer un autre critère que l’hypercroissance de la production ne signifie pas qu’une croissance financière n’est pas possible. Une étude réalisée en mars 2019 par la société de gestion NN Investment Partners révèle que les entreprises à impact cotées en Bourse affichent une croissance de 12% sur une période 12 ans contre 7% seulement pour leurs consoeurs sans impact. Cette réussite ne vaut pas uniquement pour les grandes entreprises. OpenClassrooms et Phenix, citées plus haut, ont rejoint le classement du French Tech 120 (FT120), qui regroupe les pépites françaises les plus prometteuses susceptibles de se transformer en licorne. Preuve que l’impact et la croissance économique peuvent aller de pair. 

L’impact, négatif et positif, nouvel indicateur de performance pour les VCs ? 

Certains investisseurs ont compris depuis longtemps la nécessité d’associer d’autres critères à celui du seul gain financier comme Alter Equity, Citizen Capital, Altermundi ou encore Phitrust Partenaires qui font confiance à des entreprises couplant impact et performance. Ces structures étudient à la fois la rentabilité, le potentiel de croissance de l’entreprise et l’impact de la startup à un moment T. C’est ce que les investisseurs qualifient d’externalités (bien-être provoqué, retour à l’emploi facilité, émissions de CO2 réduites par rapport à une solution classique…). Après avoir investi, ces fonds analysent à la fois la plus-value financière mais aussi les efforts consentis sur certains aspects (égalité hommes-femmes, équilibre vie pro-vie privée, diminution des émissions des gaz à effet de serre …). “Les participations doivent rendre compte de leur démarche de progrès chaque année”, explique, par exemple, Pierre-Olivier Barennes. La capacité des startups à améliorer leurs performances environnementales, sociétales et sociales devient alors un critère important pouvant même, en cas d’échec, pousser les investisseurs à fermer les vannes.  

Malgré ses avancées, il faut rester prudent. “Le tropisme des investisseurs est encore basé sur la croissance et le gain de clients chaque mois” , reconnaît Damien Douat, co-fondateur de Nobo.Life. L’entrepreneur prône lui aussi la prise en compte d’autres critères comme “une meilleure gestion du cash et la capacité de rétention de trésorerie” , loin d’être une habitude pour tous les entrepreneurs. Certains n’hésitent pas à surfer sur leurs levées de fonds pour financer leur croissance perdant parfois de vue la rentabilité de leur société. Cette gestion “en bon père de famille, c’est-à-dire raisonnée, permet aux entreprises à impact d’être plus résilientes” , estime, pour sa part, Jean Moreau, co-fondateur de Phénix et co-président du Mouves. 

Beaucoup d’idées mais peu de retour sur expérience et de généralisation des pratiques 

Les entreprises à impact démontrent leur performance économique et leur capacité à impacter positivement la société. Mais un problème demeure : devant la diversité de leurs missions et de leur impact, comment trouver une formule commune capable de réellement prendre en compte toutes ces externalités ? Chercheur·euse·s, économistes et comptables rivalisent d’idées comme Jacques Richard, expert-comptable, qui a mis au point la méthode CARE (comptabilité adapté au renouvellement de l’environnement). Celle-ci consiste à intégrer les ressources humaines et environnementales utilisées par l’entreprise comme une dette au sein du capital. “Cette solution comptable en triple capital contraint toute organisation à évaluer économiquement ses impacts positifs, mais également ses impacts négatifs sur son écosystème” , explique l’Avise, agence accompagnant les entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS) dans leur développement, dans une tribune publiée en décembre 2019. Une mauvaise gestion des ressources induira alors une dette supplémentaire dans la comptabilité. 

Américains et Britanniques ont également développé le retour social sur investissement (SROI) en opposition au ROI (retour sur investissement). Cette méthode réussit à englober des indicateurs qualitatifs, quantitatifs et financiers pour offrir une vision 3D des choix réalisés par l’entreprise. Au final, le calcul du SROI donne un ratio correspondant à l’argent gagné ou perdu par rapport à l’argent investi. Si l’impact social est négatif, cela fera baisser le rendement. Cette solution peut également être utilisée de manière prédictive, avant la mise en place d’un service ou d’un produit pour évaluer son intérêt. 

Mais ces solutions restent pour l’instant des théories que les entreprises peinent à s’approprier. Aucune étude ou test à grande échelle ne semble avoir été réalisé en France jusqu’ici, ce qui rend difficile l’évaluation de ces méthodes. Pour réussir à réellement qualifier cet impact, un cadre commun, national voire européen, sera nécessaire. 

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