Manager : un drôle de métier pour lequel il n’existera jamais de guide. « Au prix où je paie les consultants, je ne vais pas, en plus, leur dire ce qu’il faut faire ! », s’exclame le DRH d’un groupe d’audit. « Moi je veux un bureau fermé, ne serait-ce que pour pouvoir manger une banane à l’abri des regards », demande lui un directeur dans le secteur des assurances. Deux phrases qui révèlent l'ambiguïté de la fonction. Et son évolution rapide.

En 2024, on est déjà loin du manager des années 2000, comme en témoignent nos espaces de travail. « Dans l’Histoire du travail, le contremaître est la personne, juchée sur une estrade, qui peut voir et contrôler toutes les tâches. L’espace de travail au départ est un pur espace de contrôle », rappelle Caroline Diard, professeur associée chez TBS Education et ancienne DRH.

Petit à petit, il a pris des allures différentes, avec le bureau paysager des années 80, puis les open spaces - et désormais le travail hybride.

De l’œil du contremaître, à celui de la caméra

« Le travail hybride remet en question les trois unités de temps, de lieu et d’action. Et de là, la relation managériale, sur ses trois axes : confiance, autonomie et contrôle, poursuit Caroline Diard. Souvenez-vous, avant le confinement, le télétravail était plutôt accordé aux collaborateurs en qui on avait confiance, avec finalement assez peu de contrôle. Donc on a pu croire, en élargissant le spectre, que tous les salariés en télétravail allaient désormais être plus autonomes. »

Mais attention, rappelle l’enseignante : le télétravail a ouvert de nouvelles manières de contrôler. « Elles sont parfois déguisées, parfois déviantes, parfois sincèrement inconscientes, mais elles sont bien là ! Quand un manager vous sollicite toute la journée sur Teams pour des visios non programmées, ou quand il vous demande d’activer la caméra, on n’est pas très loin de l’estrade du contremaître. Chaque nouvelle technologie est potentiellement une technologie de contrôle. »

Pour éviter aux managers de franchir les lignes sans le vouloir, la solution passe par la sensibilisation et c’est tout le travail de Caroline Diard, qui forme les futurs managers. « Je leur enseigne à se comporter avec leurs futures équipes comme des managers responsables, à éviter d'envoyer des messages à toute heure et en attendant une réponse rapide. J'insiste sur le droit à la déconnexion et son application concrète. »

Dans l’économie du savoir, le capital, c’est le travailleur

A l’IAE de Paris, Florent Noël, professeur et directeur du Programme Master RH & RSE, forme lui aussi les managers de demain. « Bien sûr que l’employeur “capitaliste”, le type au gros cigare qui te dit quoi faire, qui achète ton temps et te presse au maximum, est devenu une figure repoussoir. C’est d’autant plus vrai dans l’économie du savoir : si l’on a besoin que les collaborateurs aient des idées, il faut les mettre en condition d’en avoir. Les salariés attendent de leur employeur des opportunités de faire fructifier leur capital humain, d'où l’apparition du “ manager coach”. »

Lorsque le principal actif de l’entreprise n’est plus le produit, mais le travailleur lui-même, il faut l’aider à développer ses capacités… Le manager est là pour lever des freins, donner des moyens, et entretenir une discussion permanente avec l’équipe, pour orienter le travail dans un sens qui puisse être à la fois bénéfique au travailleur et à l’entreprise.

« La généralisation de l’économie du savoir a cette conséquence très nette : le travail nécessite de plus en plus de prise d’initiatives, reprend Florent Noël. Une seconde tendance s’y ajoute, celle de l’élévation du niveau de qualification, due à l’allongement du parcours scolaire. Enfin, et je l’aurais sans doute nié il y a encore seulement trois ans, la guerre des talents fait que partout, maintenant, on cherche l’employé “malin”. C’est devenu le premier critère. Avoir des salariés malins, c’est génial : on n’est même plus obligé d’avoir une stratégie. »

On rejoint la théorie du management par les ressources (resource-based view). L’exemple de Zodiac, autrefois leader de l’aéronautique avec ses ballons dirigeables, est intéressant à ce titre. Eclipsée par les premiers fabricants d’avions, plutôt que de chercher à modifier son offre, l’entreprise a choisi de valoriser ce qu’elle savait faire : autrement dit, des poches en caoutchouc remplies de gaz. Elle est ainsi devenue leader de… beaucoup de choses ! Bateaux, ballons-sondes, toboggans d’évacuation pour les avions, gilets de sauvetage…

Au cœur de la mêlée

Les espaces de travail actuels ne sont pas seulement la conséquence de l’évolution du rôle de manager. Ils l’orientent, aussi. Pour Elise Guiavarch, directrice de projets (Stratégie Workplace) chez Factory, une nouvelle tendance mérite d’être encouragée : celles des managers qui s’installent en plein milieu de l’open space, au cœur de leur équipe. Sans en faire un dogme pour autant : « Les sciences sociales et notamment le modèle de Hersey et Blanchard nous montrent que le management est avant tout situationnel. Parfois, on peut être directif et ça s’entend. Il faut s’adapter, c’est la première qualité d’un manager. »

Un conseil qui trouve un écho chez Caroline Diard : « Le premier rôle du manager est de s’adapter à ses équipes. Niveau de qualification, âge, vie personnelle… tout compte. Je dis à mes étudiants : quand vous serez manager, demandez-vous qui vous managez. C’est vraiment la question à se poser. »

Plus largement, Elise Guiavarch se méfie du « noir et blanc » quand on parle de management. « Le manager tout-puissant ne peut plus exister - notre société nous amène à évoluer. Mais le manager inversé, je n’y crois pas non plus, ce n’est pas aussi binaire. Les nouvelles générations de collaborateurs expriment leurs besoins et modifient ainsi la relation au manager, lui-même invité à se “déboutonner”. »

Elise prend soin de distinguer deux catégories de managers : managers de proximité et managers de managers. Pour les premiers, c’est presque toujours une bonne idée d’être immergés au cœur de l’équipe. Mais cela peut valoir aussi pour les seconds - les temps changent : « Je me souviens d’une “Big Boss” ou directrice de marque d’une société internationale de cosmétique, plongée en open space, qui avait dit combien elle se sentait désormais proche de ses collaborateurs : pour rien au monde elle ne reviendrait en arrière. »

Espaces de confidentialité, de silence et de convivialité

Proximité ne veut pas dire disponibilité. Le manager, lui aussi, a besoin de concentration, ainsi que de confidentialité et de discrétion - et tout cela s’organise. Avec par exemple des bulles dédiées, des salles de réunion de toutes tailles et surtout en nombre suffisant pour qu’au moment où s’enclenche une discussion un peu houleuse avec un salarié, par exemple, on n’ait pas besoin de chercher un endroit où s’isoler.

« On peut très bien être en espace ouvert, juste à côté de son directeur de cabinet et de son assistante, comme la DRH d’une grande banque française, mais avec une configuration qui dissimule son écran et une salle de réunion en toute proximité. Le bureau fermé, à l’ancienne, comme attribut du pouvoir, c’est quelque chose qui tend à disparaître. Il n’y en a plus dans un certain nombre de grandes entreprises ou bien de nouvelles configurations telles que le bureau / réunion : un bureau configuré comme une salle de réunion et qui est accessible par tous les collaborateurs en l’absence du manager. Le secteur Banque Assurance et Mutuelle a profondément fait évoluer les principes directeurs de son environnement de travail, avec un nombre très limité de bureaux individuels à la MGEN, la MACIF, la Société Générale, et plusieurs filiales du Groupe Crédit Agricole. »

Enfin, à ne pas négliger à l’heure du télétravail : les espaces de convivialité. « Les équipes reprennent forme un jour ou deux par semaine, mais c’est rarement le cas à l’échelle de la BU ou de l’entreprise, conclut Elise Guiavarch. Or, sans un espace interne capable d’accueillir 50 personnes pour un séminaire par exemple, les équipes risquent de perdre le sentiment d’appartenance. Loin des yeux, loin du cœur : c’est souvent vrai ! »