Après des années folles où le succès se mesurait bien souvent aux montants levés, la réalité a fini par frapper à la porte. En témoigne l’exemple récent de Luko, l’assurtech française qui se retrouve au bord de la faillite après avoir levé des dizaines de millions. Dans un contexte où l’argent se fait plus rare, les startups bootstrappées, autrement dit celles qui se développent sans capitaux externes, sont mises sous les projecteurs. Longtemps laissées pour compte par les médias et les leaders d’opinion, elles retrouvent aujourd’hui leurs lettres de noblesse. 

Myphotoagency a été créé il y a onze ans. Contrairement à ses plus gros concurrents, la PME n’a jamais fait les gros titres pour ses levées records, mais l’aventure a tout de même démarré avec un tour de table de 300 000 euros auprès de business angels. « Nous n’avions pas d’argent et nous avions besoin d’un minimum de liquidités pour commencer. Depuis, nous avons racheté toutes les parts, et nous sommes propriétaires à 100% de notre société », commente Sarah Aizenman, co-fondatrice de Myphotoagency.

"On a dévalorisé l'intelligence de l'entrepreneur"

Myphotoagency se rapproche aujourd’hui des 10 millions de chiffre d’affaires et dégage un résultat positif depuis huit ans. Des données particulièrement encourageantes quand son principal concurrent, Meero, autrefois érigé en licorne, navigue aujourd’hui en eaux troubles. « Pendant des années, les leaders d’opinion étaient obnubilés par le montant des levées de fonds. On a fait entrer au Next 40 des boites qui levaient des millions, mais en perdaient et n’étaient jamais rentables. Ça n’a jamais dérangé personne. Je trouvais cela délirant. Pour moi, on a envoyé des signaux négatifs et dévalorisé l’intelligence de l’entrepreneur en faisant croire à ceux qui ne faisaient pas de levées de fonds qu’ils échouaient », partage Sarah Aizenman.

« On a vu des startups lever des dizaines de millions alors qu’on savait pertinemment qu’elles ne gagneraient jamais d’argent », avance Arnaud Delattre, fondateur du fonds de capital-investissement Starquest. « Je me réjouis qu’on sorte de l’environnement très toxique que cela créait. Une entreprise n’est pas faite pour être subventionnée, elle est faite pour gagner de l’argent  », poursuit-il.

Arnaud Delattre souligne la nécessité de gérer au plus près l’équilibre financier, notamment dans un pays comme la France, assez résistant au changement, où les innovations peuvent prendre plus de temps que prévu pour s’imposer. « Il faut serrer les cordons de la bourse. Les entrepreneurs qui doivent rappeler du capital parce qu'ils n’ont pas assez bien tenu leur budget, se retrouvent bien souvent au pied du mur, et certains financiers en profite, au prix d’une dilution excessive pour le capital historique », alerte-t-il.

« Un entrepreneur, jeune, sans expérience, s’il est tout de suite abreuvé de capitaux, ne va pas savoir tenir des budgets, équilibrer des comptes. Ceux qui sont passés par une phase de bootstrap sont en général beaucoup plus raisonnables », partage Arnaud Delattre.

Le pilotage au quotidien du BFR pour une gestion rigoureuse

Caroline Pailloux, co-fondatrice du club Bootstrap, est également une ardente militante de la gestion rigoureuse, déplorant que la levée de fonds puisse parfois prendre le pas sur la création de valeur réelle. Lassée de voir le sujet des levées de fonds monopoliser les conversations, elle crée en 2021, avec Mathieu Laulan le club Bootstrap. « Je rêvais d’un club d’entrepreneurs où l’on ne parlerait pas de levées de fonds, mais plutôt de ce qui anime nos quotidiens : la qualité, les clients, les équipes », commente-t-elle.

Au sein du club, l'accent est mis sur la gestion prudente et la viabilité à long terme. Caroline insiste sur l'importance de l'EBITDA (bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement) et de la marge, des indicateurs qu'elle juge cruciaux dans une approche où la rentabilité n'est pas une option, mais une nécessité pour la survie et la prospérité de l'entreprise. Pour elle, la rigueur, c’est aussi le pilotage au quotidien du BFR (besoin en fonds de roulement).

À ce sujet, Caroline Pailloux critique ouvertement les pratiques de retard de paiement des grandes entreprises françaises. « Les grands groupes qui assèchent les petites boites avec des politiques de délais de paiement, c'est irresponsable et loin d'être vertueux. Demander aux startups d’atteindre la rentabilité et laisser pratiquer des délais de paiement déraisonnable, ça ne fonctionne pas. Si on considère que le modèle est responsable et vertueux, alors soyons responsables jusqu’au bout », dénonce-t-elle.

Lever de l’argent ? Oui, mais pour les bonnes raisons

Pour autant, l’idée n’est pas de brider la croissance. Certaines entreprises, dans certaines phases, auront toujours besoin de capitaux extérieurs. « Je n’ai pas du tout de religion anti-levées de fonds, mais j’ai une conviction : ça ne doit pas être un objectif en soi, mais un moyen d’atteindre ses objectifs. Et pour cela, l’obsession d’un entrepreneur ne doit pas être de savoir comment il va se financer, mais comment il va générer de la croissance et de la rentabilité avec un business model qui tient la route. Pour la suite, je n’exclus pas de lever des fonds, mais ce ne serait pas pour mieux dormir, faire parler de moi ou pour valoriser ma boite. Ce serait éventuellement pour nous développer à l’international de la même manière qu’en France », admet Sarah Aizenman.

Bootstrapper sa startup puis lever de l’argent n’est donc pas antinomique. Mais pour Arnaud Delattre, les investisseurs ont aussi leur rôle à jouer pour continuer à ramener plus de rationalité dans l’écosystème. « Le capital est une ressource rare et précieuse et à mon sens, nous avons des urgences collectives à gérer. Le capital devrait être fléché vers des sujets comme l’insertion, l’éducation et l’environnement, et pas vers la énième market place sur des marchés qui fonctionnent déjà très bien », souligne-t-il.