Quels nouveaux défis pour les recruteurs, et plus largement pour les employeurs, à l’heure du dérèglement climatique ? Chaleur,  inondation voire submersion, incendie… Entre problèmes matériels et problèmes de santé humaine, comment la législation évolue-t-elle ? Et au-delà des enjeux réglementaires, quelles innovations peut-on imaginer dans les espaces de travail, pour faire face à un phénomène qui s’amplifie chaque année ?

Arthur de Charentenay, directeur de la Transformation, Digital & Data, Méthodes, RSE chez Factory, remonte encore plus haut dans la chaîne des questions à se poser. « La question centrale reste la suivante : à l’heure du télétravail, pourquoi on vient au bureau ? Pour y faire quoi ? Et il n’est pas si simple d’y répondre. Quand on n’a pas “cracké” le travail hybride, c’est compliqué de s’attaquer au sujet du réchauffement climatique.”

Pourtant, le temps presse. Les « cols secs » pourraient bien être les nouveaux cols blancs, face aux « cols humides » (cols bleus). « C’est le nouveau clivage cadre / ouvriers », explique Noémie Aubron, fondatrice de circa 2040 - Futurs des modes de vie (prospective créative et stratégique). L’accès à la climatisation va devenir « une des grandes lignes de fractures entre travailleurs. Les impacts en termes de santé au travail sont immenses, mais aussi en termes d’attractivité de métiers déjà boudés. Comment repenser les conditions de travail des cols humides pour réduire ce clivage en cours de constitution ? »

“La productivité souffre de la hausse globale des températures”

Car Noémie Aubron est convaincue que le sujet va se poser avec acuité et « très, très vite ». Même s’il est encore invisible en entreprise, ou presque. Du moins en Europe. Car il est déjà apparu sur les radars en Amérique centrale, ou chez les livreurs UPS aux États-Unis, via la hausse des incidents rénaux.

Dans une étude parue en 2019 (« Travailler sur une planète plus chaude »), l’Organisation internationale du Travail, une agence de l’ONU, indiquait que « la hausse des températures devrait entraîner une multiplication des cas de stress thermique chez les travailleurs du monde entier, nuisant fortement à leur productivité. » C'est l'équivalent de 80 millions d'emplois à plein temps qui pourraient être perdus dès 2030.

En première ligne, le BTP… mais aussi les travailleurs mobiles

Le sujet du réchauffement climatique entre en collision avec une autre problématique, celle des actifs qui vieillissent. « Le monde du travail est non seulement plus chaud, mais aussi plus vieux », résume Noémie Aubron. En France, en 2025 - soit l’année prochaine… -, les 50-64 ans représenteront 35% de la population active. En Espagne, les plus de 55 ans constituent déjà 20% de la population en âge de travailler (+150% en vingt ans).

Attention : les dérèglements climatiques ne concernent pas « seulement » les employés du BTP ou les populations agricoles. « Quand on travaille dans sa voiture, on paie le prix fort également, reprend Noémie Aubron. Or, les travailleurs mobiles sont très nombreux en France : infirmiers, représentants, auxiliaires de vie, techniciens de maintenance… Ils se déplacent d’un client à l’autre, d’un patient à l’autre, d’un site à un autre… Leur bureau, c’est leur téléphone - et souvent leur voiture. Ils sont 10 millions, soit 40% des actifs tout de même !  Certains employeurs estiment que ce qui se passe sur les trajets ne relève pas de leur responsabilité. D'autres pensent le contraire et commencent à équiper leurs salariés de véhicules mieux adaptés à la chaleur. On en vient à l’idée d’un véhicule de service, et non pas de fonction. Nous avons besoin d’une réflexion concertée pour trouver des solutions en termes de design. »

En France, à l’été 2023, France Stratégie a estimé qu’en matière d’adaptation des conditions de  travail au réchauffement climatique, « les dispositifs réglementaires en vigueur et les différents plans nationaux restaient insuffisants car ils s'inscrivent dans une logique de gestion d'événements exceptionnels, au détriment d'une approche plus structurelle et systémique. »

En 2017 déjà, d'après les chiffres d'une première enquête réalisée par la Dares (ministère du Travail), 1,5 million de salariés français travaillaient « au chaud », c'est-à-dire, en intérieur, mais avec une activité génératrice d'une température d'au moins 24°C.

Le sondage « Conditions de travail », mené lui aussi par la Dares, deux ans plus tard, a recensé 9,7 millions de personnes affirmant être « incommodées » par la chaleur dans leur travail – une hausse de 10% par rapport à un sondage similaire de 2013. En somme, jusqu'à 36 % de l'emploi total en France métropolitaine souffre de la chaleur.

D’après une étude parue en 2018 dans The Lancet , « les travailleurs exposés à des conditions thermiques situées entre 22 et 25 °C (selon l'intensité du travail) sont quatre fois plus susceptibles de subir un stress thermique. »

« Dans le cadre de leur obligation générale de prévention, précise Suzy Canivenc, les employeurs doivent prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, mais aussi veiller à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte des changements de circonstances. Pour ce faire, ils doivent évaluer les risques et prévoir des actions de prévention via le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP), mis en place en 2001. »

Arthur de Charentenay (Factory) ajoute que les exigences réglementaires sont en train de se renforcer très rapidement : « La CSRD va influencer profondément les institutions financières. Le réglementaire ne fait pas tout, mais c’est une indispensable étincelle. En France et en Europe, nous sommes très en avance sur le sujet. Autre exemple, le décret BACS (Building Automation & Control Systems) va obliger les propriétaires des bâtiments tertiaires à installer un système d’automatisation et de contrôle des équipements de chauffage, ventilation et climatisation avant le 1er janvier prochain. Le réglementaire pousse l’innovation. »

Le point de départ : la prise de conscience des dirigeants

En avril dernier, la Chaire FIT2 (Futurs de l’industrie et du travail) de Mines Paris - PSL a choisi de jeter un coup de projecteur sur le « Changement climatique, conditions et organisation du travail ». Le rapport souligne que la productivité est triplement affectée, à la fois par le capital (destruction d’équipements et de matériel), l’exploitation (arrêt des activités par rupture des approvisionnements, des transports ou des communications) et le travail (santé des travailleurs, conditions de travail). C’est sur ce dernier volet que se concentre Suzy Canivenc, enseignante-chercheure en Communication et Management, spécialisée dans les innovations socio-organisationnelles, dans une trentaine de pages précises et très documentées.

« Tout doit partir d'une prise de conscience des dirigeants, explique Suzy Canivenc. Mais nous n’y sommes pas encore : dans le cadre du séminaire mensuel que nous organisons à la chaire FIT², nous sommes bien en peine de trouver des entreprises pionnières, à l'exception notable d'Everest Isolation et de BIC, cités dans l’étude. »

Embarquer les usagers et les clients

Cette prise de conscience au plus haut niveau est donc un préalable essentiel. Une fois ce premier pas franchi, le département RH est évidemment concerné en premier lieu, tout comme les syndicats et les instances représentatives du personnel. « Mais l'aménagement de l'organisation du travail doit aussi se faire au plus près des besoins opérationnels, via les managers, et des attentes des clients, ce qui implique donc aussi que les personnes en charge de la partie commerciale soient responsabilisées et à même d'expliquer aux clients et usagers les éventuels aménagements d'horaires en fonction des pics de chaleur ou des intempéries météorologiques, affirme Suzy Canivenc. Le département RSE a lui aussi un rôle à jouer, en concertation avec les acteurs précédents. C'est donc une problématique transversale qui rend encore plus nécessaire le décloisonnement et le dépassement des silos. »

Ce working paper détaille les pistes d’action ouvertes aux entreprises pour se saisir de cette question de manière structurelle, et pas seulement réactionnelle : diagnostiquer, informer et former, dialoguer, adapter.

Travail d’estive et primes de risque

Bien sûr, une solution « facile » semble être le recours à la climatisation, mais n’aggrave-t-on pas le problème ? « La climatisation est en effet très consommatrice d’énergie et compromet les efforts d’atténuation du dérèglement climatique quand cette énergie n’est pas décarbonée, indique Suzy Canivenc. Toutefois, cette maladaptation doit être mise en balance avec le fait que la climatisation sauve des vies et protège la santé publique. Aux États-Unis où la climatisation est généralisée, des chercheurs ont estimé que l’air conditionné aurait permis d’éviter 17 000 décès prématurés par an depuis les années 1960. En outre, l’effet positif de la climatisation sur la productivité est établi depuis longtemps : l’ancien Premier ministre singapourien, Lee Kuan Yew, avait coutume de dire que le second facteur du miracle économique singapourien était la climatisation. »

Noémie Aubron, comme Suzy Canivenc, évoquent l’adaptation des horaires et des modalités de travail. Vestes rafraîchissantes, travail de nuit, tout reste à imaginer. Noémie Aubron a ainsi baptisé « travail d’estive » la pratique consistant à changer de région pour télétravailler par fortes chaleurs. Mais cette solution ne vaut pas pour tous. « C’est un sujet fondamental d’égalité sociale. Un vrai sujet politique. Les solutions passent par tous les aspects du travail. Il faudra aménager les locaux, faire évoluer la politique de la médecine du travail… Nous avons besoin d’innovation sociale, ne serait-ce que pour accepter l’idée d’un ralentissement de la productivité l’été. D’ici là, je pense que nous verrons bientôt arriver des primes de risque, comme sur les plateformes pétrolières, et à l’inverse des offres d’emploi qui mentionnent une température de confort. »

Un levier efficace : la réglementation

« Bien sûr qu’il faudra changer nos calendriers, nos usages, nos vêtements, pendant les périodes les plus difficiles, estime Arthur de Charentenay de Factory. Accepter que l’on ne vivra et ne travaillera pas de la même manière, adapter une posture flexible pour un employeur (comme aujourd’hui sur d’autres sujets plus proches du management), cela semble également une piste intéressante pour une entreprise qui souhaite recruter et se différencier des autres. »

« Il y a le volet anticipation du désastre, la gestion des risques : s’il fait 38 degrés pendant huit semaines par an, au lieu de trois semaines, comment on gère ? Et il y a le volet participation aux actions de prévention : quelles actions on met en place aujourd’hui pour éviter que ces 38 degrés ne deviennent 40 ? Comment l’entreprise devient actrice et citoyenne du monde de demain - et comment elle embarque ses collaborateurs ? »

« L’écologie devient rentable, reprend Arthur de Charentenay. D’abord parce que les prix de l’énergie augmentent. Ensuite, parce que le reporting extra-financier a changé la donne. Plus largement, une entreprise qui veut séduire et recruter a vraiment intérêt à montrer à ses collaborateurs qu’elle s’engage à la fois pour l’environnement et pour leur bonne santé - les deux sujets n’étant pas confondus, mais connexes.»

L’expert estime que les entreprises vont rapidement chercher des locaux qui leur permettent d’assurer un certain confort aux collaborateurs - tout en maintenant leur productivité. « On l’a bien vu l’été dernier ! Certains allaient au bureau pour être au frais. Personne ne travaille bien quand il fait 30°C. Pour la biotech Owkin, par exemple, nous avons imaginé des bureaux éco-conçus. Nous avons aussi bâti avec Malt un plan de transformations globale, lié au climat. Construction ou rénovation, tout est possible, pourvu qu’on anticipe et qu’on regarde la situation en face. »

L’étape suivante consistera peut-être à déménager : « Certaines entreprises se posent la question de déplacer leurs sites dans des zones plus vivables, en Bretagne par exemple, ou encore à l’international ! Ce qui fait souvent défaut, sur le sujet Climat comme sur les autres, c’est la longueur de vue. »