Événement central de la mythologie grecque, la guerre de Troie se distingue par sa durée, ses nombreux rebondissements et l’absolu désastre de son dénouement, tant pour les dieux de l’Olympe que pour les infortunés Troyens et maints vainqueurs Achéens, qui périrent pendant ou après leur retour.
La réalité politique ou économique dépasse parfois la fiction. Ainsi, le développement exponentiel des usages de l’intelligence artificielle nous invite à des parallèles troublants avec le Cycle troyen. Désormais, la guerre de Troie ne se joue plus sur les rives de l’Hellespont mais dans les laboratoires d’IA des Etats-Unis et de Chine, sans oublier d’autres états-nations, en Asie et en Europe.
A l’instar de l’Iliade, nos protagonistes se préparent à un affrontement décisif où la maîtrise de l’IA déterminera le futur de l’humanité. Qui sera l’Achille a priori invincible ? Qui incarnera Hector, et surtout, quel sera le cheval de Troie qui fera basculer l’issue de cet affrontement ? Cette histoire-là n’est pas encore écrite et connaîtra moult rebondissements. Mais la guerre de l’IA a déjà commencé et, s’il existe bien des Cassandre pour prédire des événements funestes, personne ou presque ne les écoute. C’est leur destin.
Vers une nouvelle dystopie posthomérique ?
L’intelligence artificielle n’est pas une simple révolution technologique. C’est un vecteur de puissance qui impacte l’économie, la suprématie militaire et la gouvernance des états. L’IA ne se contente pas de calculer, elle anticipe et façonne la réalité. De la finance algorithmique aux armes autonomes en passant par la désinformation stratégique, l’IA est le terrain multidimensionnel d’une confrontation où le vainqueur pourra redessiner le monde à sa guise.
Alors que les cités grecques se battaient pour l’honneur et la domination de leurs voisins, les États-Unis et la Chine s’affrontent pour le contrôle des algorithmes, des semi-conducteurs et des grands réseaux de données.
États-Unis et Chine : Achille contre Hector ?
Les États-Unis, forts de leur Silicon Valley et de géants comme Google, Meta, Amazon, Microsoft et Open AI, se posent en fers de lance de la domination technologique occidentale. Mais leur talon d’Achille réside dans leur dépendance aux semi-conducteurs produits en Asie. Washington tente par conséquent de bloquer l’accès aux puces avancées de NVIDIA et de TSMC à la Chine, qui développe en retour des technologies potentiellement encore plus performantes.
L’Empire du Milieu joue une partie d’échecs millénaire et déploie une stratégie intégrée combinant des investissements massifs, une remarquable intelligence économique et le contrôle d’un marché intérieur gigantesque. Ce marché captif, doublé d’un important soutien politique, pourrait lui permettre d’anéantir la valorisation de maintes licornes occidentales. Huawei, Baidu, Tencent, Alibaba et SenseTime sont ainsi les phalanges d’une technologie IA pilotée par un État stratège.
Le cheval de Troie pourrait être un avatar de TikTok et de ses algorithmes, capables d’influencer l’opinion publique mondiale. Là où les Grecs ont feint la retraite pour mieux s’introduire dans Troie par la ruse, la Chine pourrait suivre et dépasser l’exemple américain en infiltrant les esprits via des plateformes séduisantes permettant un contrôle stratégique des flux d’informations.
L’Europe : un Pâris sans libre-arbitre ni pouvoir ?
L’Europe, quant à elle, semble incarner le rôle de Pâris, sommé de choisir et de subir les conséquences de sa dilection. Elle est dotée d’une forte expertise en IA, notamment grâce à DeepMind, Dassault Systèmes, Mistral AI et Aleph Alpha. Elle peine cependant à imposer un leadership et, plutôt que de se positionner en conquérante, se réfugie dans une approche régulatrice avec l’AI Act, qui tente d’ériger des remparts législatifs contre des Titans qu’il sera difficile de contenir par la simple force performative de quelques textes de loi.
La prudence européenne est-elle une forme de sagesse, de vassalité heureuse ou un aveu d’impuissance ? En tentant d’encadrer l’IA au lieu de la dominer, le Vieux Continent risque de se marginaliser dans un monde de plus en plus désinhibé, qui ne reconnaît que la suprématie technologique comme instrument de négociation.
L’Inde : un Patrocle sous-estimé ?
Dans l’ombre des géants chinois et américains, l’Inde monte en puissance. Avec des leaders technologiques comme Infosys, Tata Group et Tech Mahindra ainsi qu’un vivier considérable de talents en IA, elle pourrait émerger comme un troisième acteur clé. Sa position géopolitique lui permet de jouer un rôle d’arbitre entre les blocs, tout en développant sa propre souveraineté technologique, comme c’est déjà le cas dans le domaine spatial. Pour l’instant, l’Inde s’apparente à Patrocle, brillant mais encore sous-estimé.
Vers une paix des braves ou un affrontement titanesque ?
Plusieurs scénarios se dessinent dès lors. Le premier est celui d’un monde fragmenté, où l’IA se diviserait en blocs technologiques relativement étanches et où des puissances régionales soumettraient leurs voisins. Lors de la guerre de Troie, Agamemnon assura le commandement de l'armée achéenne en mobilisant ses vassaux.
Le second scénario est celui d’une course vers l’AGI (Artificial General Intelligence), qui permettrait à la première nation à atteindre l’intelligence artificielle générale de dominer ses rivaux grâce des systèmes capables d'exécuter de nombreuses tâches humaines.
Le troisième et dernier scénario, le plus belliqueux, est celui de conflits militaires amplifiés par l’IA, où les algorithmes décideraient des guerres à venir et en piloteraient le déroulement.
Dans l’Iliade, c’est par la ruse que Troie tombe et non par la force brute. De même, dans cette guerre de l’IA, le vainqueur ne sera pas nécessairement le plus puissant mais le plus stratégique. Qui jouera par conséquent le rôle d’Ulysse ? Dans tous les cas, l’odyssée sera longue et le retour à Ithaque incertain…