L’intelligence artificielle s’invite désormais dans toutes les étapes de la production cinématographique : génération de voix, création de visages, synchronisation labiale, doublage automatisé. En marge de ce Festival de Cannes, la profession s’interroge : les comédiens sont-ils en voie de disparition ou face à une transformation de leur métier ? La question a pris un tour concret en 2023, lorsque le syndicat américain SAG-AFTRA a mené une grève de 118 jours pour encadrer l’usage de l’IA dans les studios hollywoodiens. En France, le Syndicat Français des Artistes Interprètes (SFA-CGT) alerte à son tour sur les conséquences de cette disruption technologique. 

Pour David Defendi, scénariste et fondateur de Genario, une plateforme d’écriture de scénarios assistée par IA, le phénomène n’a rien d’inédit : “il n’y a rien de nouveau, l’histoire du cinéma est rythmée par l’évolution technologique”. À l’inverse, Jimmy Shuman, représentant du syndicat SFA-CGT, évoque une menace directe pour l’économie du secteur, du doublage aux performances à l’écran. En creux, deux visions différentes, qui ne s’opposent pas forcément : celle d’un outil à intégrer, et d’une technologie à réguler.

L’IA, une mutation sociale comparable aux précédentes révolutions technologiques

Pour David Defendi, les transformations induites par l’IA ne marquent pas une rupture, mais s’inscrivent dans une longue histoire de révolutions industrielles et artistiques. “Le cinéma parlant a remplacé les musiciens dans les salles, la télé a pris des parts de marché au cinéma, les plateformes aux salles obscures. C’est comme ça.” L’IA, dit-il, ne fait que prolonger ce mouvement. “L’art est lié à des outils : le piano, la caméra, la VFX, l’IA. Les violonistes n’ont pas fait grève avec l’apparition de Garageband.” Il ajoute : “Quand il y avait des péplums avec 1 000 figurants et qu’après on a fait de la VFX, il n’y avait plus besoin que de 100 figurants. Je ne les ai pas vus faire grève.

Une position que l’acteur Guillaume Clémenceau tempère : “Le cinéma, c’est aussi une question de moment. Parfois, il faut 10 prises pour trouver le ton juste et c’est le résultat d’un travail d’équipe : le réalisateur, l’acteur, mais aussi celui qui tient la caméra, la maquilleuse, le script.” Quelque chose que ne permet pas l’IA. Si David Defendi reconnaît l’irréversibilité de ces évolutions, il n’élude pas leur coût social : “Il faut pas se comporter en disant : oui, c’est le progrès, et chacun sa merde. Ça ne veut pas dire qu’on doit laisser tomber les acteurs au nom du progrès. Il faut aussi protéger les gens et la tristesse de perdre son boulot.

C’est justement ce que tentent d’anticiper les syndicats. En 2023, la grève historique du SAG-AFTRA a permis d’imposer aux studios américains l’obligation d’un consentement éclairé avant toute création de double numérique. En France, le SFA milite pour un encadrement équivalent. Jimmy Shuman alerte : “C’est toute la filière qui risquerait de s’effondrer, entraînant inévitablement l’extinction de nombreux emplois.” Une crainte appuyée par des chiffres : en 2023, le secteur du doublage employait 7 397 intermittents et 3 116 permanents, pour une masse salariale de 210 millions d’euros. Le syndicat annonce que ces chiffres connaissent déjà une baisse. Une évolution déjà tangible sur les plateaux, comme le constate l’acteur Guillaume Clémencin : “Ils recréent de toutes pièces les figurants. C’est devenu une habitude. L’IA va devenir une habitude. Il faut s’y faire je pense.

Un débat ravivé par les expérimentations concrètes

Cette inquiétude se nourrit d’exemples récents. Deux films nommés aux Oscars, The Brutalist et Emilia Pérez, ont suscité la controverse pour avoir intégré de l’IA dans la postproduction. Dans le premier, l’outil a été utilisé pour uniformiser les accents des comédiens ; dans le second, pour altérer certaines voix. Ces interventions interrogent sur la légitimité de ce qui est présenté à l’écran.

Le SFA-CGT, de son côté, voit dans ces pratiques les prémices d’un bouleversement plus large. “La qualité croissante des applications utilisant des IA dans le domaine sonore fait craindre une extension de leur utilisation au-delà des domaines limités où on a déjà constaté leur utilisation”, alerte Jimmy Shuman. 

La question des droits d’auteur et des usages commerciaux

En plus des questions artistiques et sociales, s’ajoutent celles liées au droit. David Defendi se montre, cette fois, nettement plus critique à l’égard des usages commerciaux de l’IA. “Là, je suis d’accord, il y a un vrai problème de copyright que ce soit la voix des acteurs, les textes, les vidéos, la musique.” Il dénonce une logique d’appropriation liée à l’entraînement des modèles sur des corpus d'œuvres protégées par la propriété intellectuelle. 

Le SFA-CGT partage cette inquiétude et l’étend : “Le respect du droit d’image, comprenant les droits de la personnalité, le droit au respect des données privées protégé par le RGPD et les droits voisins du droit d’auteur peuvent être bafoués.” Le syndicat réclame notamment “la création d’un registre centralisé accompagné d’un filigrane (“watermark”) apposé aux œuvres” ainsi qu’un cadre contractuel clair reposant sur un régime d’opt-in.

L’affaire Scarlett Johansson, en 2024, est venue illustrer ces dérives : l’actrice a publiquement dénoncé l’utilisation d’une voix par OpenAI jugée trop proche de la sienne, malgré son refus de collaboration. L’entreprise a suspendu la voix concernée, tout en affirmant qu’elle provenait d’une autre comédienne. Guillaume Clémencin, de son côté, affirme avoir déjà été ciblé par ces méthodes. “J’ai été approché, il y a trois ans pour entraîner une IA avec ma voix.” L’acteur n’a pas donné suite à la proposition.

Le spectateur, arbitre ultime de la légitimité

En définitive, la question de l’intelligence artificielle dans le cinéma se résume peut-être à celle du choix. Pour David Defendi, c’est le spectateur qui doit trancher. “Si le spectateur préfère voir un doublage, il regardera un doublage. S’il préfère un sous-titrage, il regardera un sous-titrage. Et s’il préfère une voix IA, il aura une voix IA. C’est au spectateur de décider, c’est lui qui paye. Comme au restaurant.” Encore faut-il que ce choix soit éclairé. Le SFA-CGT plaide pour  “la mise en place d’une obligation d’indiquer la nature artificielle des contenus afin de garantir la transparence et la traçabilité des œuvres modifiées.” Reste un possible retournement entrevu par Guillaume Clémencin : “c’est peut-être aussi là qu’on va revenir à la scène, à un théâtre beaucoup plus classique pour être proche des gens.”