“Je suis un économiste empirique”, assume Antonin Bergeaud. Le professeur d’économie associé à HEC est nommé, par Le Cercle des économistes en partenariat avec le journal Le Monde, meilleur jeune économiste 2025. Antonin Bergeaud s’appuie sur de la data pour ses travaux. Spécialiste de la productivité, il décortique, pour Maddyness, l’impact de l’IA sur la croissance et la productivité.
Par ailleurs, l’économiste a largement travaillé sur le financement de l’innovation et selon lui, les signaux ne sont pas positifs. “Il faut s’inspirer de ce qui fonctionne ailleurs, notamment aux Etats-Unis”, analyse Antonin Bergeaud.
Maddyness : Quel est votre regard sur la suppression du statut jeune docteur (statut qui permettait aux startups de recruter des doctorants grâce à une incitation fiscale, ndlr) ?
Antonin Bergeaud : Il est assez pessimiste. À mon avis, en France, mais aussi en Europe, nous avons une politique d'innovation qui n’est pas particulièrement efficace. Nous dépensons beaucoup, mais les résultats ne sont pas à la hauteur.
L'une des raisons réside dans l’inefficacité des outils que nous utilisons. Le crédit d’impôt recherche en France en est un exemple majeur. Bien qu’il ait certains aspects intéressants, comme le soutien aux jeunes docteurs ou à la sous-traitance – c’est-à-dire la possibilité de déléguer des missions de recherche à des laboratoires publics pour soutenir l’innovation privée – ces volets sont aujourd’hui menacés, voire supprimés. Cela ne va clairement pas dans la bonne direction.
Plus largement, il existe un problème de financement, qui n’est pas uniquement lié à l'État, mais au manque d'investissement en capital et en capital-risque, particulièrement en Europe. C’est un vrai problème de politique publique. L’État peut faire beaucoup, mais si, après 5 à 6 ans de financement d’entreprises, celles-ci partent faute de relais financiers, l’inefficacité sera là, jour après jour. Ce sont des sujets cruciaux, qui alimentent cette idée de décrochage européen par rapport aux États-Unis, notamment en termes de technologie et de productivité.
M. : Quelles seraient vos recommandations ?
A. B. : Je pense qu'il faut s'inspirer de ce qui fonctionne ailleurs, notamment aux États-Unis, mais aussi de ce qui a déjà bien fonctionné en Europe. Dès le départ, il est clair que changer les choses n’est pas simple. Les acteurs, que ce soit à Bercy ou à la Commission, sont bien conscients des problèmes, mais il est très difficile de faire évoluer les choses. Changer un programme ou retirer des dispositifs existants reste compliqué, surtout lorsque cela va à l'encontre de certaines habitudes et de la culture administrative.
Ce qui marche bien aux États-Unis, et qu’ils utilisent beaucoup, c’est la commande publique. L’armée, par exemple, est un des plus grands moteurs d’innovation privée, en finançant des projets très précis. Par exemple, lorsqu'ils ont besoin de miniaturiser des composants électroniques pour qu'ils tiennent dans un drone, ils mettent des millions, voire des milliards de dollars sur la table. Ensuite, les entreprises soumettent leurs projets, et l’armée finance, tout en s’engageant à acheter en grande quantité. Cette approche a été historiquement un vecteur immense d'innovation aux États-Unis. Elle fonctionne très bien parce qu’elle met les entreprises en concurrence, ce qui crée une dynamique vertueuse.
En Europe, nous faisons assez peu cela. Quand nous le faisons, ce n'est pas toujours très efficace, car nous n’avons pas cette culture de la concurrence entre entreprises. Une des raisons en est que nous avons souvent tendance à gérer les projets au niveau national. Par exemple, si l’on lance un projet sur les réacteurs nucléaires au niveau national, il est peu probable que 35 entreprises viennent se positionner. En revanche, au niveau européen, cela pourrait plus facilement créer une dynamique de concurrence et renforcer la collaboration entre les entreprises.
Une autre pratique qui fonctionne bien aux États-Unis, et qui est aussi appliquée parfois en Europe, mais pas assez, est la collaboration entre le secteur public et le secteur privé. Il s'agit de lier les chercheurs des universités aux entreprises privées. Lorsque cela se fait, cela fonctionne très bien, mais ce n'est pas encore dans la culture européenne, et changer cela reste un défi.
M : En 2018, vous publiez “Le bel avenir de la croissance, leçon du XXe siècle pour le futur”. Quel est le propos de ce livre ?
A. B. : Avec les économistes Gilbert Cette et Rémi Lecat, nous avons consulté et comparé les travaux d'historiens de divers pays qui ont reconstitué des séries économiques sur des périodes très longues, de 150 à 200 ans. Ces études, qui couvrent des informations sur le PIB, l'emploi, le capital d'investissement, etc., nous ont permis de construire une base de données complète, qui est largement utilisée par les chercheurs. Elle fournit des informations sur la productivité de chaque pays, année après année, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui.
Grâce à cette base de données, nous avons pu adopter une perspective à long terme, au lieu de se concentrer sur les fluctuations de 2 à 3 ans marquées par des chocs économiques. Cela nous permet d'analyser les tendances de manière plus stable et de comprendre l'évolution de la productivité, c’est-à-dire de l'efficacité économique.
Le livre a une approche pédagogique et explique pourquoi la productivité est un indicateur clé. La productivité mesure l'efficacité d'une heure de travail : combien de valeur est créée en une heure.
Depuis environ 20 ans, nous observons en réalité très peu de gains de productivité en France et en Europe, et c’est à la racine de nombreux problèmes économiques actuels.
M. : Il y a une innovation qui vient bouleverser tout cela de manière extrêmement rapide, peut-être même violente pour certains, c’est bien sûr l’intelligence artificielle. Quel est votre regard sur IA et gains de productivité ?
A.B. : L'intelligence artificielle génère indiscutablement des gains de productivité. Lorsqu’on travaille avec l’IA, on devient plus efficace sur certaines tâches spécifiques. Bien sûr, cela ne concerne pas l’ensemble de nos activités, mais des tâches particulières. À mesure que l’IA se diffusera et que nous apprendrons à mieux l’utiliser, les gains de productivité s’amplifieront.
Certaines études, centrées sur des métiers très spécifiques, montrent clairement que l’IA constitue un véritable avantage. Pour des professions comme les développeurs ou les consultants, on observe des gains de 30 à 40 % en termes de rapidité d’exécution, tout en réduisant les erreurs. Bien que ces chiffres soient encore relativement flous, une augmentation de l’efficacité de 30 % reste une estimation réaliste. Or, en moyenne, la productivité n’évolue que de moins de 0,5 % par an. Cela signifie que, si on continue au rythme actuel, cela pourrait prendre plusieurs décennies pour atteindre ces gains.
Le problème, cependant, est que ces 30 % de gains de productivité concernent des tâches très spécifiques. À ce stade, l’IA génère des gains de productivité, mais ces derniers risquent de s’essouffler rapidement si les employés ne prennent pas le temps d'apprendre à l’utiliser de manière plus approfondie. Sans une véritable formation, les résultats peuvent être limités.
La prochaine étape, plus complexe, sera de savoir comment les entreprises vont s’approprier ces outils, créer des solutions adaptées à leurs besoins spécifiques et à leurs compétences internes. Nous commençons doucement à y parvenir, mais cela prendra du temps. Ce processus rappelle les défis rencontrés lors des vagues technologiques du 20e siècle. L’expérience du dernier siècle montre qu’à l’arrivée d’une nouvelle technologie importante, les effets sur la productivité sont visibles, mais leur pleine mesure prend plus de temps qu’on ne l’imagine. Si les entreprises restent sur une utilisation clé en main sans investir dans l’adaptation des outils à leurs besoins spécifiques, et si les employés utilisent ces technologies sans accompagnement stratégique, les gains resteront limités.
M.: Quelles sont les estimations avec cette adoption limitée ?
A.B. : Le chiffre, c’est peut-être un maximum de 0,5 % par an de gains de productivité supplémentaires par rapport à ce que nous avons déjà. Cela revient donc à une question de doublement de la hausse de la productivité, ce qui, dans le contexte actuel, reste considérable. Mais pour vous donner un ordre de comparaison, la vague de productivité en Europe qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, et qui était liée à la diffusion des technologies post-électrification de l’économie dans les années 30 – la seconde révolution industrielle – a vu une augmentation de 5 % par an. Autrement dit, cette hausse était dix fois plus importante.
Si l’on considère que l’intelligence artificielle est une technologie comparable à une révolution industrielle – et je pense qu’il est légitime de le penser – alors une estimation de seulement 0,5 % d’effet semble bien décevante. Cela souligne l’importance de diffuser l’IA de manière intelligente, non seulement au sein des entreprises, mais aussi à travers des politiques publiques adaptées. C'est un travail à mener à tous les niveaux.
M. : Mais l’IA avance très vite, ChatGPT est meilleur aujourd’hui qu’il y a trois mois et moins bon que dans trois mois. Qu’est ce que vous répondez à cela ?
A.B. : Bien sûr, l'IA ne pourra jamais être aussi efficace qu’un outil conçu spécifiquement pour un domaine particulier. Par exemple, la spécificité d’un journal – ses angles, son ton – une IA ne pourra jamais inventer cela sans avoir accès aux données du journal, ni sans interactions avec les journalistes. Pour arriver à un tel niveau de performance, il faudrait que chaque rédaction construise son propre outil d’IA, potentiellement en collaboration avec des entreprises spécialisées dans ce domaine, mais cet outil devrait être spécifiquement adapté à leurs besoins. Et cela nécessite une implication continue de nombreux journalistes : alimenter l’IA, la retravailler et interagir constamment avec elle. Cette interaction entre l'humain et la technologie est une constante historique.
En réalité, à chaque grande vague technologique, l'impact net sur l’emploi a été positif, et non négatif. Le mécanisme associé à l’IA semble suivre cette même tendance.
M. : Dans cette révolution de l'IA et notamment l'adoption de l'IA par les grands groupes, quel est pour vous le rôle des start-up ?
A.B. : Il est très important pour l'adoption. Elles vont créer de nouveaux produits, de nouveaux services.
Mais il est très important de ne pas tomber dans les mêmes écueils que dans les années 90 avec l’informatique. Tout s'est très vite concentré dans certaines entreprises qui ont racheté toutes les startups, qui ont racheté un peu tout ce qui pouvait leur faire concurrence, qui a généré un pouvoir de marché colossal aux Etats-Unis et qui est probablement responsable du fait que la croissance est beaucoup ralentie. Avec l’IA, on a cette chance que le coût de développement est plus faible, et que vous avez un très, très gros vecteur open source, très performant aujourd'hui, ce qui permet, en fait, de concurrencer avec des modèles ouverts et accessibles à tous,Open AI, Google, etc. Ça, il faut vraiment que ça continue, parce que ça évitera justement d'avoir trop grande concentration des acteurs.
M. : Y-a-t’il d’autres innovations aux retombées économiques aussi puissantes que l’IA ?
A.B. : C’est difficile à dire. Il y a beaucoup de discussions en ce moment autour de l’ordinateur quantique, car c’est une stratégie technologique importante en Europe. Cependant, l’horizon de son déploiement reste encore flou.
Concernant l’intelligence artificielle, nous sommes déjà dans une phase de diffusion. On parle souvent de l’impact de l'IA sur les secteurs industriels et de services, mais l’IA se diffuse aussi dans la recherche. En réalité, elle améliore la productivité des chercheurs, stimule la créativité et augmente la probabilité de découvrir des idées radicales.
Finalement, peut-être que l'IA permettra également de passer plus rapidement à la prochaine révolution industrielle. Cela pourrait ouvrir la voie à une spirale de progrès, quasiment sans fin.