“Aujourd’hui, les ordinateurs quantiques ne fonctionnent pas. Leurs éléments de base, les qubits, sont trop fragiles. (...) Ils commettent des erreurs : ils « décohèrent ». Nous devons concevoir de meilleurs qubits.” Voilà tout le défi des entreprises quantiques, affiché sur la page d’accueil d’Alice & Bob. Lancée il y a 5 ans, la startup a bouclé une levée de fonds 100 millions d’euros en janvier dernier, ce qui porte à 130 millions d’euros, le capital levé par la jeune pousse. 

L’objectif : atteindre les 100 qubits logiques pour construire son ordinateur quantique à grande échelle baptisé Graphène d’ici 2030. Pour y parvenir, Alice & Bob investit 50 millions de dollars pour la construction d’un laboratoire quantique de pointe à Paris. L’entreprise est à un tournant : après 5 ans durant lesquels la startup s’est concentrée sur la R&D, elle rentre dans une phase de mise en production. D’une équipe à dominante de chercheurs, elle se dirige vers une équipe majoritairement composée d’ingénieurs. 

Compétition internationale, concurrence nationale, stratégie de développement, déploiement du quantique… Théau Peronnin, cofondateur et CEO d’Alice & Bob, partage sa vision et sa roadmap. 

Maddyness : Il y a beaucoup d’acteurs français, plus ou moins avancés, dans le quantique. Qu’est-ce qui différencie votre technologie ?

Théau Peronnin : Il existe de nombreux acteurs français dans le domaine du quantique, à différents stades de développement. Ce qui distingue notre technologie, c’est avant tout deux éléments clés. D’une part, nous utilisons des circuits supraconducteurs, une plateforme physique pour construire notre ordinateur quantique. Ces puces fonctionnent dans la gamme du gigahertz, à l’instar du Wi-Fi ou de la 5G, mais elles sont refroidies à des températures extrêmement basses pour permettre un comportement quantique. En France, chaque plateforme a un acteur clé : Pasqal sur les atomes neutres, Quandela avec la lumière optique, et Quobly avec les qubits de spin.

Le deuxième pilier de notre technologie, celui que nous avons conçu et que nous exploitons, est notre type de qubit, conçu spécifiquement pour la correction d'erreur. Aujourd’hui, alors que ce sujet devient central dans la communauté, nous sommes bien positionnés, avec une expertise qui fait de nous un acteur privilégié.

M: Comment s’organise cette compétition ? Qu’est-ce qui peut faire la différence pour prendre des parts de marché ?

T. P. : Lorsqu’il s’agit de calcul, et plus particulièrement de computation quantique, il y a un effet darwinien très fort qui se met en place, dès lors que les machines commencent à livrer les impacts promis. Ce seuil sera atteint autour de 2030. La communauté scientifique a clairement identifié ce seuil, qui correspond à une centaine de qubits logiques avec des taux d’erreur suffisamment faibles. Une fois ce stade atteint, un phénomène mécanique se produira : une concentration des capitaux sur les plateformes qui livrent cet impact, accélérant leur R&D et consolidant leur position de leader. Ce sera une dynamique où le principe du "winner takes all" s’imposera.

L’horizon des différentes roadmaps est donc autour de 2030, avec en parallèle un enjeu de manufacturabilité. Qui réussira à produire une machine fiable, à un coût raisonnable, et avec un niveau de complexité maîtrisé ? C’est là où l’on verra de nouvelles dynamiques, mais il y aura probablement de la place pour plusieurs acteurs mondiaux.

M.: Et comment s’organise la compétition internationale ? La France est-elle bien placée par rapport aux autres pays ?

T.P.: La France se positionne très bien sur ce sujet, et ce pour des raisons historiques. Nous avons maintenu une école de physique quantique fondamentale d’une grande qualité, avec des chercheurs de renommée internationale. Ce n’est pas un hasard si les deux derniers prix Nobel dans ce domaine ont eu un Français dans leur équipe, Serge Haroche en 2012 et Alain Aspect en 2022.

En revanche, la situation avec la Chine est plus floue. Nous savons qu’ils sont des concurrents sérieux, mais les informations sur leurs avancées restent limitées. Sur le plan géopolitique, il est difficile d’évaluer leur position à long terme, étant donné les tensions actuelles.

Si l’on compare avec les deux grands acteurs mondiaux, à savoir l’Amérique du Nord et l’Europe continentale, la France est très bien placée. En Europe, nous sommes de loin les leaders en termes de nombre d’acteurs hardware dans le domaine quantique, avec cinq acteurs majeurs, chacun sur une plateforme spécifique. Les autres pôles d’Europe, comme les Pays-Bas avec l’université de Delft, la Finlande avec IQM, ou l’Allemagne et l’Autriche, sont aussi intéressants, mais la France est véritablement en tête.

M.: En début d’année, vous avez levé une série B de 100 millions d’euros. Aurez-vous besoin de relever des montants similaires ? Combien de temps allez-vous pouvoir avancer avec ce tour de table ? 

T.P. : Nous avons levé une série B de 100 millions d’euros, et il est clair que ce montant nous permettra de financer des projets clés, notamment l’infrastructure matérielle avec le développement du Product Development Lab dans la région parisienne. Ce lab, d’une taille de 3 000 à 4 000 mètres carrés, marque un tournant dans notre développement, passant d’une phase très scientifique à une phase plus industrielle. Ce n’est pas simplement une étape de plus, c’est un changement majeur, qui nous permettra de développer notre machine à grande échelle, tout en répondant aux besoins croissants de nos partenaires internationaux.

M. : Pour bien comprendre, qu’est cela implique de construire “à l’échelle” ?

T. P. : C’est avant tout une question de taille. Pour rester dans l’analogie spatiale, ce que nous avons créé jusqu’ici, c’est un prototype de réacteur très prometteur, avec une architecture de pointe, à l’instar de ce que nous avons fait avec la puce Helium et ses 16 qubits de chat.

Cependant, pour atteindre une orbite stable et véritablement apporter de la valeur, il nous faut construire l’ensemble de la fusée. Cela implique encore beaucoup de travail : la qualification de chaque pièce, son assemblage, et la mise en place de systèmes fiables.

Je ne voudrais pas donner l’impression que nous développons un seul prototype. Au contraire, nous remplissons un véritable hangar de bancs d’essais et de tests pour passer d’une simple preuve de concept à la construction d’un système opérationnel. Nous fonctionnons désormais sur des cycles courts, dans le but de respecter notre feuille de route ambitieuse, qui est l’une des plus agressives du domaine.

M.: Et sur le besoin de financement, quelle est la feuille de route ?

T. P. : Nous devrons probablement lever à nouveau des fonds dans les deux à trois prochaines années, mais cette fois-ci davantage orientés vers l’Opex, avec un focus sur le recrutement, plutôt que sur le Capex, car nous clôturons actuellement notre investissement en machines. Jusqu’ici, nous avons fait preuve d’une frugalité remarquable – et dans le sens positif du terme – par rapport à nos compétiteurs. Par exemple, Alice & Bob n’a levé que 30 millions d’euros au cours des cinq premières années, alors que certains de nos concurrents dépensent cette somme en à peine plus d’un mois.

M. : Ce changement d’étape, que va-t-il modifier dans l’entreprise au quotidien ? La culture va-t-elle évoluer ? 

T.P. : C’est un changement de méthode de travail. Jusqu’à présent, nous étions organisés comme un laboratoire de physique privé, avec des équipes de physiciens expérimentateurs, des théoriciens et des services d’ingénierie.

Aujourd’hui, nous avons réorganisé nos équipes pour les structurer autour des différents blocs de produits : le design des puces, la fabrication et l’intégration, le firmware, ainsi que les outils logiciels développés en interne pour construire la machine à un rythme beaucoup plus rapide. 

Avec une feuille de route désormais très claire, il s’agit à présent de la concrétiser. Bien que nous conservions toujours un cœur de physiciens, la proportion d’ingénierie augmente à mesure que nous passons aux étapes de scale-up de la technologie. L’objectif est de faire en sorte que dès qu’un chercheur développe une brique de notre technologie, elle soit rapidement intégrée dans notre produit interne et bénéficie ainsi à l’ensemble de nos équipes de recherche.

M.: Dans votre roadmap affichée sur votre site internet, il y a deux étapes finales : universal quantum computing  et useful quantum computing ? 

T.P.: Pour résumer, les prochaines étapes consistent à démontrer, tout au long de notre parcours, les différents ingrédients nécessaires à la construction d’une machine complète. Cette machine, c’est ce qu’on appelle un Universal Fault Tolerant Quantum Computer. Deux concepts clés émergent alors.

Le premier, c’est la fault tolerance – la capacité à démontrer des qubits logiques avec un taux d’erreur suffisamment bas. C’est exactement ce que nous sommes en train de faire avec nos puces Helium et Lithium. Ensuite, viendra la question du terme universal. Cela signifie, avons-nous toutes les opérations de base nécessaires pour faire tourner un algorithme arbitraire ?

Dans un ordinateur classique, c’est simple : une seule opération suffit pour qu’il devienne universel. En physique quantique, il faut un peu plus d’opérations de base. Et surtout, toutes ces opérations ne sont pas triviales, surtout lorsqu’elles doivent être combinées avec la correction d’erreurs. C’est pourquoi c’est une étape supplémentaire, et c’est ce que la puce Beryllium s’attelle à démontrer.

Mais il ne suffit pas de créer une machine quantique intéressante ; il faut qu’elle surpasse largement les alternatives classiques. Le seuil est fixé à 100 qubits logiques. Une fois que nous aurons franchi ce cap, les premiers cas d’usage apparaîtront. À mesure que nous augmenterons la taille du système, nous pourrons développer de nouveaux cas d’usage, notamment en chimie, biologie, optimisation, calculs d’ingénierie, cryptographie, et probablement bien plus encore.

M.: Aujourd’hui, vous êtes au stade de la construction du qubit logique ? Dans quelle temporalité allez-vous passer aux étapes suivantes ? 

T.P. : Oui, en effet, nous travaillons sur notre puce Helium depuis un certain temps. Bientôt, nous passerons à la puce Lithium, et c’est tout l’objectif de cette série B. Lithium sera une puce particulièrement excitante. Pour reprendre l’analogie spatiale, c’est un peu comme Spoutnik, le premier objet à avoir échappé à la gravité pour atteindre une orbite stable.

Notre objectif est de finaliser Lithium d’ici fin 2026, puis, progressivement, d’augmenter la cadence jusqu’à Graphène, avec environ 2 000 qubits de chat d’ici 2030.

M.: Votre roadmap aboutit en 2030 avec un ordinateur quantique fonctionnel. Comment projetez-vous le déploiement de l’ordinateur quantique dans la vie quotidienne, dans les entreprises, les industries ? 

T.P.: Nous constatons un véritable appétit chez de nombreux industriels, qui sont très attentifs et viennent activement nous solliciter. Beaucoup d’entre eux sont en train de bâtir leur feuille de route d’adoption de la technologie. Un certain nombre a bien compris l’avantage stratégique à être les premiers à adopter cette technologie.

Dans un premier temps, l’ordinateur quantique représente avant tout une machine à découvrir, car il transforme le champ des possibles de ce qui devient calculable. Prenons l’industrie automobile par exemple : l’enjeu est de concevoir de nouvelles batteries et d’être parmi les premiers à exploiter cette capacité de calcul sans précédent. Cela offre la promesse de potentiellement capturer des brevets sur de nouvelles architectures de batteries.

L’adoption de cette technologie pourra être extrêmement rapide dès que le hardware sera en place. D’ici les années 2030, 2032, 2033, nous verrons non seulement les premières grandes découvertes qui iront bien au-delà du simple calcul quantique. À partir de ce moment, une véritable ruée vers l’or s’engagera, particulièrement dans le domaine du hardware. Dès que nous aurons franchi ce point de bascule, la question qui se posera sera celle des applications concrètes.