Philippe Salle ne veut pas juste être le pompier de service qui sauvera Atos des flammes. Non, l'ancien patron d'Altran, Elior ou encore Emeria veut être celui qui incarnera le renouveau glorieux du groupe français. Le défi est colossal mais cela n'effraie pas ce passionné de super-héros et de science-fiction. Cela tombe bien, il faudra être un Marvel pour redresser Atos !
En marge de la présentation de son plan «Genesis», qui doit permettre à Atos de flirter avec les 10 milliards d'euros de revenus à l'horizon 2025, Maddyness l'a rencontré à Paris. L'occasion de faire le point sur la situation de son groupe et de son appétence pour la tech, surtout dans l'intelligence artificielle et la cybersécurité, comme levier pour le relancer.
MADDYNESS – Atos sort de plusieurs années noires. Comment avez-vous perçu les difficultés d’Atos de l’extérieur ? Êtes-vous exaspéré par la situation dans laquelle se retrouve le groupe ?
PHILIPPE SALLE – Non, je ne suis pas exaspéré. Je n'étais pas là quand il y a eu ces boulersements, comme la scission. Je ne peux pas me permettre de juger ou de critiquer. Dans la plupart des industries, je pense simplement que la taille est un sujet. Et à mes yeux, casser un groupe en deux, c'est plutôt aller dans le sens inverse de l'histoire. Et puis beaucoup de nos donneurs d'ordre regardent énormément la taille. C'est-à-dire qu'à 5 milliards, vous devenez un acteur régional en vérité. À 10 milliards, vous restez un acteur mondial.
On peut très bien dire que la stratégie était d'avoir deux acteurs régionaux. Pourquoi pas, encore une fois, Je n'ai pas de problème. Mais simplement, ça implique beaucoup de choses derrière, notamment au niveau des partenariats avec certaines très grands sociétés de software. Ça change quand même pas mal de choses autour de l'écosystème. Donc je pense que ce n'était pas forcément la meilleure décision
Dans ce contexte, abordez-vous votre mission dans un esprit d'état d'esprit assez combatif ? Vous êtes décrit comme un passionné de super-héros...
Oui, j'aime bien l'environnement d'Iron Man et Star Wars, et globalement tout ce qui se rapporte à la science-fiction. Et puis je suis aussi ceinture noire troisième dame de karaté. Et dans cette discipline, le code moral est très important, vous ne devez pas attaquer, mais si on vous attaque, vous pouvez vous défendre.
Ce qu'on apprend au karaté, c'est de ne jamais être déstabilisé. La position que vous devez avoir, même si un coup vient sur le côté, c'est de ne pas bouger. Et je pense que ça se transpose pas mal au business. On essaie d'appendre à pas être déstabilisé par des mauvaises décisions qui peuvent arriver ou des mauvaises nouvelles. Quoi qu'il arrive, il faut tracer sa route et continuer.
«Quand mon futur CTO parle d'IA, j'ai l'impression qu'il me parle d'un autre monde»
Sur cette feuille de route que vous allez mener, il y a un gros focus sur l'IA et la cybersécurité. Comment percevez-vous les révolutions en cours, notamment dans l'IA où il y a une euphorie depuis plus de deux ans ?
Je pense que comme toute nouvelle technologie, il y a eu un engouement un peu trop fort. Il y a certainement beaucoup de déceptions. Mais que c'est quand même une révolution qui est en train d'arriver. C'est pour ça que je pense qu'Atos n'est pas en retard. Parce que la plupart de nos concurrents sont nulle part. Pas parce qu'ils sont nulle part, mais simplement car ça n'a pas encore vraiment décollé.
Par contre il y a des choses qui sont en train d'arriver. Avec l'IA agentique notamment, je pense qu'il y a des choses qui vont se passer. Nous ne sommes qu'au début d'un changement. Je pense que nous ne sommes pas vraiment en retard. Si on s'y met pleinement aujourd'hui, on peut apporter des solutions à nos clients. Mais en revanche, les changements vont arriver dans les prochaines années. Il faut juste être bien au courant de ce qui est en train de se passer.
Pour l'instant, ça se passe plutôt sur la côte ouest des États-Unis qu'en Europe. Et c'est pour cela que mon CTO qui va arriver en septembre est basé sur la côte ouest des États-Unis. C'est quelqu'un qui est immergé l'IA. Quand il parle d'IA, j'ai l'impression qu'il me parle d'un autre monde. Je trouve que nous sommes complètement en retard en Europe. C'est hallucinant. On ne se rend pas compte de ce qui est en train d'arriver.
A la lumière de cette révolution de cours, parlons de cette unité data & AI qui vient d'être créée. Comment va-t-elle fonctionner et quels sont ses objectifs ?
Aujourd'hui, nous avons un peu moins de 2 000 personnes dans cette division et nous allons essayer de monter à 10 000. Mais entre le M&A et la croissance organique, on pense qu'il y a pas mal de choses qu'on peut faire. Donc on a des grandes ambitions sur cette ligne de business.
Et pourrait-elle devenir la première à terme ?
Non, parce qu'il y en a comme d'autres lignes de business qui sont beaucoup plus grosses que ça. Mais peut-être que dans dix ans, nous pourrons faire peut-être 2 milliards de revenus sur chacune des deux divisions (cyber et IA, ndlr). Et à ce moment-là, ce seront effectivement les deux plus grosses branches.
Dans l'IA, est-ce que vous collaborez avec des entreprises comme Mistral AI et OpenAI ?
On collabore avec tous les LLM, Mistral AI comme les autres. Nous sommes assez agnostiques.
Au-delà de l’IA et de la cyber, identifiez-vous une autre technologie d’avenir, comme l’informatique quantique par exemple ?
Le quantique, on y est déjà avec le HPC (calcul de haute performance, ndlr). C'est un sujet entre 2030 et 2035. On ne sait pas très bien quand est-ce que ça va arriver. Il faut savoir que le quantique va changer beaucoup de choses dans la cybersécurité. Il n'y a aucun mot de passe qui résistera en moins d'une seconde sur la planète. Donc ça veut dire que cela nécessite de rechanger tous les protocoles de cybersécurité de beaucoup de sociétés, et notamment celles qui sont les plus sensibles, comme les banques et les assurances. Il y aussi toutes les activités de défense, où il y a énormément de cryptage. Donc il faudra une préparation générale à l'arrivée des ordinateurs quantiques.
Après, vous savez, c'est un peu comme la bombe nucléaire. Les ingénieurs adorent faire des innovations technologiques et les pousser au maximum, mais ils ne voient pas forcément où est le danger. Et c'est normal, ils sont dans leur monde. Donc le quantique est en train d'être poussé au maximum. Mais mal utilisé, cela peut devenir une arme. Il faudra être vigilant.
«Être un groupe mondial sans être implanté aux États-Unis, ça ne veut pas dire grand-chose dans le secteur technologique»
Il y a une enveloppe de 100 millions d’euros prévue pour miser sur des startups. Quelle est votre thèse d’investissement ?
Il faut que ce soit en ligne avec notre plan d'investissement R&D. Il sera fini d'ici le premier trimestre 2026. Donc il faut attendre encore un tout petit peu. Où est-ce qu'on a besoin d'aller plus vite sur certains sujets ? Où est-ce qu'il y a des startups qui peuvent nous aider ? Je pense que c'est de toute façon une bonne chose de se frotter à un autre monde.
Je pense que les grands groupes ont aussi des avantages à voir aussi d'autres façons de penser. Ça permet, entre guillemets, d'ouvrir un peu la façon dont on voit les choses. On va donc regarder ce qui se passe dans l'écosystème tech pour identifier quelles startups avancent beaucoup plus vite que nous sur certaines technologies. Si on en voit, cela aura du sens de coopérer avec elles.
Est-ce que vous comptez mettre sur pied un CVC ou une autre structure pour investir dans des startups ?
Ce n'est pas nécessaire, je pense. De ce qu'on fera, à mon avis, on ne va pas non plus investir dans des milliers de startups. Ce n'est pas notre métier. Notre souhait, c'est vraiment d'essayer de voir comment on complémente notre offre pour être aidé, facilité ou accéléré sur certains sujets.
Autre sujet majeur, c'est celui de la souveraineté. Dans le contexte actuel, Atos a peut-être un coup à jouer en Europe...
Oui, je pense qu'il va y avoir du vent dans les voiles, comme on dit ! (Rires.) Il est clair que le contexte actuel donne un courant un peu porteur pour des groupes européens, comme nous. Cela va nous donner des opportunités, c'est évident, dans la mesure où il y aura des appels d'offres qui seront assez orientés pour que des acteurs européens les décrochent. Cela va donner de l'air, mais je pense que ce sera plutôt un sujet en 2026 ou 2027, le temps que ça se mette en place.
Néanmoins, cela ne signifie pas abandonner le marche américain malgré la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump ?
C'est notre premier marché mondial, et il est d'une importance capitale, surtout dans la tech. Être un groupe mondial sans être implanté aux États-Unis, ça ne veut pas dire grand-chose dans le secteur technologique.
«La différenciation se fait par le savoir»
Vous évoluez dans un secteur assez concurrentiel. A vos yeux, quelle va être la clé faire la différence ?
Je pense que la différenciation se fait par le savoir. Si c'est juste de faire de l'assistance technique, il n'y a aucune différenciation. Il y a des acteurs, certainement, qui sont capables d'être moins chers que nous. Notamment les Indiens qui ont une offre de prix qui est assez étonnante dans le secteur privé, sur laquelle on ne peut pas se battre en vérité. Mais dans le secteur public, c'est une autre histoire...
Ces acteurs indiens disposent d'une certaine aura en Inde et arrivent, par conséquent, à recruter plus facilement que nous. Chez Atos, il y a 20 000 personnes, et en face de nous, il y a des géants qui en ont 300 000, voire 400 000. Donc certes, on arrive à recruter et à faire des choses, mais c'est forcément un peu plus dur. A mon avis, la différenciation se fera vraiment sur la technologie.
Pour conclure, comme vous êtes fan de Star Wars, est-ce qu’on doit vous dire : «May the Force be with you» pour réussir à redresser Atos ?
Vous pouvez ! (Rires.) Certes, le 4 mai est passé. Mais oui, effectivement. Et Atos is back, pour reprendre aussi une phrase plutôt Terminator.