En visite hier à Paris, à l'occasion des conférences multidisciplinaires de l’USI (usievents.com), Garry Kasparov, ex-champion d'échecs russe, est une personnalité historique qui a marqué tant l’histoire des échecs que celle de la Tech.

Un petit coup d'œil dans le rétroviseur, pour ceux qui n’ont pas vécu ce moment en direct : Garry Kasparov, plus jeune champion du monde d'échecs de l'histoire en 1985, à seulement 22 ans, a affronté le superordinateur Deep Blue d'IBM en 1996 puis 1997. Ces deux matches ont mis les échecs et l'intelligence artificielle à la une des journaux du monde entier.

En 2005, toujours classé numéro 1, il se retire pour former une opposition russe contre la dictature montante de Vladimir Poutine. Il vit actuellement à New York où il a fondé Renew Democracy Initiative et le World Liberty Congress.

Maddyness : Depuis deux ans, l’intelligence artificielle générative (IAG) défie l’ensemble des métiers intellectuels. Vous avez une longueur d'avance sur nous tous. Qu’avez-vous envie de dire à ceux qui ont peur de l’IAG ?

Garry Kasparov : J’ai vécu les quatre étapes de l’intelligence artificielle. Au départ, c’est comme un jouet, qu’on regarde faire avec amusement. Ensuite, la machine commence à bien s’acquitter de sa tâche. La troisième étape est la plus courte et la plus intéressante de l’Histoire : on peut entrer en compétition avec elle ! C’est la phase que j’ai eu la chance de connaître. Et dans la quatrième étape, la machine prend le dessus : elle est meilleure. Mais elle ne nous domine pas pour autant. Il est inutile de débattre pendant des heures de « l’intelligence » d’une machine. C’est une force brute. Ne traitons pas les ordinateurs comme des humains.

Autrefois, dire de quelqu’un qu’il travaillait comme une machine était un compliment. Ce n’est plus le cas, au contraire. Les machines nous poussent vers nos limites, elles nous forcent à explorer d’autres territoires, à nous améliorer et - c’est peut-être le plus important - elles nous invitent à coopérer. C’est le sens de l’Histoire : comment devenons-nous plus forts ? C’est en coopérant avec la machine. C’est tout le concept d’intelligence « augmentée », plutôt que « artificielle ».

M : Qu’entendez-vous par « intelligence augmentée » ?

GG : Il s’agit d’associer l’intuition et l’expérience humaine, à la vitesse et aux capacités d’analyse de la machine. Ce qui permet de gagner, c’est la coopération, pas le niveau de jeu des humains ou la rapidité des machines. C’est en équipe qu’on réussit, toutes les recherches le montrent. Reconnaître nos vulnérabilités et coopérer avec les machines, voilà la clef.

Les puces électroniques m’ont mis à rude épreuve - ça me donne une forme de légitimité. Et beaucoup s’attendent à ce que je sois négatif, à ce que je prévois la fin de l’humanité, or je suis de l’autre côté ! Je recommande de faire face à tout cela sans s’agiter. Restons calmes. L’IA n’est ni une baguette magique, ni la bombe atomique. C’est un outil, juste un outil. J’ai gagné le premier match contre Deep Blue en 1996 et perdu le second. J’ai eu la peur de ma vie. Mais depuis, j’ai compris que l’IA n’avait pas besoin d’être intelligente, il fallait juste que je fasse quelques erreurs… car elle n’en fait aucune.

Et puis, avoir peur des machines n’a pas de sens, ce sont les humains qu’il faut craindre, les dictateurs en particulier. Et encore plus s’ils utilisent l’IA. Je pense évidemment aux opposants à la démocratie. C’est le monde libre qui a donné naissance aux nouvelles technologies numériques, mais ce n’est pas lui qui l’utilise avec le plus de force. Pour citer un exemple qui me concerne, il y a tellement de faux sites en mon nom, que j’ai cessé d’essayer de les faire disparaître.

M : Pensez-vous que les entrepreneurs et acteurs économiques aient un rôle à jouer sur le terrain géopolitique ?

GG : Sans aucun doute. Leur rôle est de plus en plus net. Tout est politique. Les entrepreneurs ont un impact sur les décisions politiques et réciproquement.

Je regrette que l’Union européenne soit si lente à réagir. Les Russes considèrent que la Guerre froide était la troisième guerre mondiale et qu’il l’ont perdue. Ils mènent actuellement la Quatrième guerre mondiale. Et c’est une guerre hybride, dans laquelle la Tech joue un rôle déterminant.

M : Une dernière question au sujet des échecs. Quelle est la part incalculable du jeu ? Y a-t-il une dimension qui ne puisse pas être mesurée, qui échappe à la machine ?

D’abord, il y a une infinité de mouvements possibles : selon le mathématicien Claude Shannon, le nombre de coups potentiels contient 46 zéros ! Dans ces conditions, il sera toujours possible d’être créatif, non ?

Et puis, la créativité n’est pas linéaire. Les machines fonctionnent à partir de données existantes, c’est leur limite. Il y aura toujours de la place pour les humains. D’ailleurs, pour trouver la valeur incalculable de l’intelligence humaine, il ne faut pas regarder du côté de la science, mais de l’autre côté, du côté de l’art. J’aime beaucoup la citation de Pablo Picasso qui dit « Computers are useless, they can only give you answers. »

Et j’aime beaucoup aussi cette séquence du film Star Wars, où le droïde C-3PO indique à Han Solo : « Les chances de traverser un champ d’astéroïdes avec succès sont approximativement de 1 sur 3 720. » Le pilote lui répond « Never tell me the odds ! » (Ne me parle jamais de probabilités). La valeur de ce 1 pour un humain est immense car cela veut dire qu’on a une chance.