Confrontée à la persistance des conflits armés sur le continent, à la recrudescence des cybermenaces et à l’intensification de la militarisation de l’espace, l’Europe ne peut plus penser sa sécurité de manière cloisonnée. Celle-ci doit désormais être globale, interconnectée – et pleinement européenne. Face à l’émergence de menaces hybrides et à l’accélération de la compétition technologique mondiale, l’Union européenne se trouve aujourd’hui à un tournant stratégique. Il lui revient donc d’agir vite : elle doit faire émerger de nouveaux champions industriels, soutenir l’innovation de rupture et élaborer une doctrine commune à la hauteur des enjeux du XXIe siècle.

Ce constat est aujourd’hui largement partagé : il a ainsi été mis en avant à l’occasion de la dernière conférence Cysat (cysat.eu) qui s’est tenue à Paris les 14 et 15 mai derniers. L’ouverture par Joseph Aschenbacher (Director General de l’ESA), les présentations de Massimo Mercati (Head of Security Office de l’ESA), d’Alessandro Massa (Chief Technology & Innovation Officer du groupe Leonardo), de Franck Perrin (Cybersecurity Director for Space Programs du groupe Thales), de Julien Airaud (Space Cybersecurity Senior Expert du Cnes) et d’autres intervenants laissent planer peu de doutes sur le sujet.

La sécurité prend une nouvelle dimension

Brouillage de signaux GPS au-dessus de la Baltique, drones anonymes survolant des câbles sous-marins, satellites espions s’approchant des constellations commerciales : la ligne de front ne se limite plus à la terre ferme — elle s’étend désormais du sol à l’orbite. Défense et spatial forment aujourd’hui un continuum stratégique indissociable : un satellite d’observation, pilier de l’agriculture de précision, peut se transformer en atout militaire décisif ; à l’inverse, les programmes de défense assurent la résilience des chaînes logistiques numériques. Cette interpénétration impose une nouvelle approche : l’Europe ne peut plus penser ces domaines en silos.

Menaces croissantes, souveraineté et résilience en jeu

L’Europe du spatial et de la défense est à l’aube d’un basculement stratégique. La frontière entre usages civils et militaires s’estompe durablement, favorisant l’émergence technologies dites «dual use» : satellites, réseaux souverains de télécommunications, systèmes de détection ou encore constellations d’observation deviennent des infrastructures critiques, garantes de notre résilience collective. Aujourd’hui, seules les nations capables de maîtriser ces infrastructures stratégiques peuvent véritablement protéger leurs populations et prétendre à une souveraineté effective.

Les attaques contre les administrations publiques forment désormais le premier « marché » des cybercriminels. Dans le spatial, elles ne représentaient encore qu’environ 6 % (chiffre présenté par Franck Perrin de Thales) des incidents en 2024, mais la courbe est clairement ascendante : la virtualisation et l’IA embarquée élargissent la surface d’attaque logicielle des charges utiles (des satellites et autres engins orbitaux et spatiaux). Pour rappel le piratage du réseau KA-SAT de Viasat, en février 2022, a suffi à désorganiser les communications militaires ukrainiennes ; demain, le détournement d’un satellite de navigation pourrait neutraliser un port entier ou désorienter un groupe aéronaval.

À l’échelle mondiale, le coût de la cybercriminalité devrait atteindre 9,5 milliards de dollars en 2024 et 10,5 milliards de dollars en 2025 (Cybersecurity Ventures, 2023), contre une estimation de 5,5 milliards de dollars en 2021 (Cybersecurity Ventures, BD Emerson via Bloomberg) — une tendance alarmante qui souligne l’urgence pour l’Europe de développer une infrastructure numérique et spatiale sûre et souveraine.

Coopérer pour peser dans l’équation stratégique

Aucun État membre ne dispose, à lui seul, des ressources budgétaires, des compétences humaines et de la base industrielle nécessaires pour affronter les défis du nouvel ordre spatial et sécuritaire. La mutualisation des capacités orbitales – lancements, stations-sol, surveillance de l’espace – ainsi que l’harmonisation des règles cyber, sur le modèle du RGPD pour les données personnelles, deviennent des impératifs stratégiques.

Mais au-delà des infrastructures, c’est l’écosystème tout entier qu’il faut fédérer : forces armées, agences spatiales, énergéticiens, opérateurs télécom, industriels des infrastructures et des transports doivent constituer une communauté d’usage unifiée. Le partage des retours d’expérience et l’élaboration de scénarios de menace permettront de définir des lignes directrices communes, de clarifier pleinement les zones de responsabilité et de renforcer collectivement notre capacité d’anticipation et de résilience.

Si les membres européens de l'OTAN (y compris le Canada) et les États européens alignés poursuivent sur leur lancée actuelle - y compris le fonds de 100 milliards d'euros de l'Allemagne, le doublement prévu des investissements de défense de la France et l'augmentation de 4,7 % du PIB de la Pologne - et maintiennent un taux de croissance d'environ 5 % par an, ils pourraient collectivement faire passer leurs budgets de défense de 693 milliards de dollars en 2023 à près de 1 000 milliards de dollars d'ici à 2030. Ils se rapprocheraient ainsi du niveau américain, dont les dépenses militaires devraient atteindre environ 1,17 trillion de dollars d'ici là. Une telle convergence rendrait l'Europe véritablement kriegstüchtig, c'est-à-dire prête à la confrontation pour dissuader de manière crédible ceux qui menacent la paix en Europe.

Parier sur l’entrepreneuriat pour bâtir l’autonomie stratégique

On le pressent : la réponse ne viendra pas uniquement des maîtres d’œuvre historiques. Une nouvelle génération d’acteurs deeptech émerge déjà et redéfinit les contours de la souveraineté technologique :

  • Cysec (Luxembourg-Suisse-France) protège les flux de données orbitaux avec ses solutions ArcaSatCOM, ArcaSatLINK et les données souveraines grâce à son OS sécurisé ArcaOS ;
  • Exotrail (France-USA) démocratise la propulsion électrique pour les satellites et promet la logistique orbitale ;
  • LookUp Space (France) traque les débris et les manœuvres hostiles via des radars multibandes ;
  • ConstellR (Allemagne) cartographie, par mesure thermique, le stress hydrique des sols – un outil civil, mais aussi stratégique pour la sécurité alimentaire et l’observation fine de points chauds (même sous terre) et qui s’oriente désormais vers des applications de DéfenseCes startups rejoignent déjà des pionniers comme Safran.AI (ex. Preligens), Maïa Space, The Exploration Company, Creotech, Isar Aerospace, Infinite Orbit, Satlantis, OQ Tech, Unseenlabs, D-Orbit, EnduroSat et tant d’autres fleurons européens.Pour que ces jeunes entreprises franchissent le cap industriel, l’Europe doit se doter d’une ambition financière à la hauteur :
  • Mobiliser massivement le capital-risque et créer des fonds spécialisés, dotés de moyens significatifs et de compétences dédiées.
  • Financer l’hypercroissance, ouvrir les marchés publics à l’innovation, et simplifier l’accès aux programmes R&D.
  • Activer les réseaux d’affaires internationaux et offrir des conditions de test rapide en environnement opérationnel.

L’émergence de champions européens passera par un soutien fort, patient, et résolument stratégique !

Une opportunité historique à saisir

La fragmentation actuelle du paysage européen de la sécurité et du spatial est certes coûteuse, mais elle n’est pas une fatalité. En adoptant une doctrine de sécurité intégrale et en investissant massivement l’innovation entrepreneuriale, l’Union européenne peut faire émerger de nouveaux leaders pour compléter – voire challenger – ses grands maîtres d’œuvre traditionnels. Au-delà des enjeux industriels, il en va de la protection des 450 millions de citoyens européens, du développement de l’emploi qualifié mais surtout de la crédibilité d’un projet politique fondé sur la souveraineté technologique. L’entrée dans cette nouvelle ère ne se proclame pas. Elle se programme, se code, se met en orbite — et se défend collectivement. Le temps de l’action, c’est maintenant.