Le secteur public semble déterminé à ne pas rater le tournant technologique que constitue l’intelligence artificielle, et plus particulièrement sous sa forme toute récente d’IA agentique. Cette dernière suscite un intérêt sans précédent dans les administrations. Mais cette appétence affichée se heurte à des limites structurelles, notamment une faiblesse concernant la qualité des données, préalable indispensable à tout déploiement d’IA à l’échelle.
Selon le dernier rapport du Capgemini Research Institute publié en mai 2025, 64 % des 350 organisations publiques interrogées dans 13 pays déclarent déjà explorer ou mettre en œuvre des projets en IA générative, ce qui constitue un taux d’adoption particulièrement rapide. A présent, une très grande majorité (90 %) d’entre elles envisagent d’explorer, d’expérimenter ou de déployer l’IA agentique d’ici deux à trois ans. Cette technologie émergente, reposant sur des agents autonomes capables de réaliser des tâches complexes de bout en bout, séduit même des secteurs historiquement prudents comme la défense ou les finances publiques. Elle s’inscrit dans une logique de performance et d’optimisation des ressources : en effet selon le rapport, 79 % des organisations publiques interrogées visent avant tout à améliorer la prise de décision et les résultats ciblés, et 71 % d’entre elles cherchent à renforcer leur efficacité et réduire leurs coûts.
Un manque de maturité sur les données pour déployer l’IA dans le secteur public
La France s’inscrit pleinement dans cette dynamique et de nombreuses administrations centrales ou collectivités locales multiplient les cas d’usage de l’IA. L’État semble vouloir jouer un rôle moteur sur un sujet technologique structurant, au croisement de l’efficacité de l’action publique et de la relation aux citoyens.
Ce volontarisme s’accompagne toutefois d’un paradoxe structurel : les fondations nécessaires pour un déploiement de l’IA à grande échelle restent encore à consolider. Le rapport souligne que moins de 25 % des organisations publiques se considèrent matures sur au moins un seul des sept piliers essentiels à une stratégie data efficace : identification des données, gouvernance, infrastructures technologiques, culture organisationnelle, compétences internes, activation concrète des données et partage entre entités. Et seules un tiers d’entre elles agissent de façon coordonnée sur ces dimensions.
Les lacunes sont particulièrement marquées sur les infrastructures (10 % de maturité), la culture data (9 %) et les compétences en IA (7 %). En France, les systèmes d’information cloisonnés, l’hétérogénéité entre ministères et la faible automatisation des flux freinent l’interopérabilité des outils et des projets. Le partage de données reste embryonnaire : seuls 35 % des acteurs publics ont initié une mutualisation, et à peine 8 % l’ont généralisée. Or ces échanges sont essentiels pour entraîner des modèles pertinents et ancrés dans les réalités opérationnelles ainsi que le souligne Gwennaëlle Costa Le Vaillant, directrice Numérique, Innovation et Smart Région, à la Région Ile-de-France : “La plateforme Île-de-France Smart Service repose sur le partage de données avec plus de 200 partenaires qui mettent en commun plus de 9 000 jeux de données. Les partenaires conservent la propriété de leurs données et ont la liberté de décider s’ils souhaitent les partager pour créer des services spécifiques. Cet effort collaboratif vise à améliorer les services publics, à favoriser l’innovation et à renforcer notre compétitivité sur la scène internationale.”
La formation des agents de la fonction publique à l’IA : un réel enjeu
Les obstacles à l’adoption de l’IA ne sont pas seulement techniques. En France, plus de 73 % des administrations disposent aujourd’hui d’un Chief Data Officer et 33 % d’un Chief AI Officer. Mais ces fonctions peinent à influencer la conduite des projets. Faute de périmètres clairs, de budgets dédiés et d’une gouvernance partagée entre DSI, métiers et hiérarchie, leur impact reste encore limité.
Le déficit de compétences constitue sans aucun doute une étape importante à franchir. La formation des agents non techniques reste marginale, tout comme la sensibilisation aux enjeux d’éthique et de responsabilité de l’IA. Plus qu’un rejet du changement, c’est la nécessité d’identifier et de recruter des ressources qualifiées qui freine la concrétisation des ambitions.
Souveraineté numérique et approche progressive comme leviers
Pour les décideurs du secteur public, la souveraineté technologique constitue un autre sujet de préoccupation majeur. Le rapport indique que 64 % des organisations interrogées s’inquiètent de la souveraineté de leurs données, 58 % de celle du cloud et 52 % de leur capacité à maîtriser les technologies d’IA. Ces inquiétudes, nourries par la dépendance à des solutions extra-européennes, renforcent l’intérêt pour des alternatives comme European Common Data Spaces ou les clouds de confiance, dans une logique d’autonomie stratégique.
Face à ces constats, Capgemini plaide pour une approche pragmatique. Il s’agit de privilégier des programmes de modernisation progressifs à partir de cas d’usage ciblés, plutôt que de tenter des refontes systémiques. Le rapport insiste aussi sur l’importance de renforcer la gouvernance des données, de diffuser les compétences au-delà des DSI, et de faire de l’interopérabilité un axe stratégique. Dans cette optique, les fonctions de CDO et CAIO doivent être adossées à des mandats clairs, des moyens à la hauteur des ambitions identifiés et un alignement fort organisé avec les métiers.
L’impact environnemental de l’IA, un véritable enjeu
Enfin, la question environnementale émerge comme un nouvel enjeu. Si 75 % des organisations publiques se disent préoccupées par l’impact écologique de l’IA générative, seules 59 % ont d’ores et déjà engagé des actions concrètes. Or, la légitimité de la transition numérique publique passera aussi par sa soutenabilité.
Le message est clair : l’IA ne relève plus d’un futur incertain, mais d’une exigence à ancrer aujourd’hui dans la réalité stratégique et opérationnelle des organisations pour améliorer les services publics et accroître l’efficacité administrative. À condition, toutefois, d’accepter le changement systémique considérable que représente cette nouvelle technologie. Cela implique notamment de s’appuyer sur une infrastructure de données souveraine, solide, accessible et partagée, garante d’une plus grande autonomie et résilience des acteurs publics. Et d’opérer des choix technologiques et méthodologiques soutenables dans la durée pour limiter l’impact environnemental des nouveaux usages. C’est ce socle qui permettra de faire de l’ambition affichée une réalité opérationnelle durable.