Avec 5 lancements réussis, Kinéis opère une constellation de 25 nanosatellites. Le spin off français pourrait passer pour un Starlink européen si les différences entre l’entreprise d’Elon Musk et celle fondée par le CNES, sa filiale dédié aux satellites CLS, et Bpifrance, n’étaient pas si grandes : usages, philosophie, taille… Kinéis se démarque par sa frugalité, seulement 25 objets dans le ciel, qui, à la fin de leur vie, se désintègreront dans l’air, fruaglité également dans sa consommation énergétique et dans ses cas d’usages.
Laurence Delpy a pris la direction générale de la scaleup du new space, membre du Next40 2021 et 2022, en avril. Après un parcours dans le spatial et les télécoms en Asie notamment, Laurence Delpy doit commercialiser ces 25 satellites. Elle a un objectif : dégager 100 millions de chiffre d’affaires d’ici à 2030. Elle dévoile sa stratégie à Maddyness et commente l’actualité d’un écosystème en pleine mutation avec l’émergence de nouveaux acteurs et le poids des enjeux géopolitiques.
Maddyness : Vous avez pris vos fonctions de directrice générale de Kinéis en avril dernier. Quel est votre premier bilan ?
Laurence Delpy : Cela fait presque 100 jours. Je suis arrivée à un moment charnière pour Kineis, puisque nous avons lancé 25 nanosatellites en l’espace de 9 mois. Les lancements ont été finalisés fin mars et nous entrons maintenant dans une phase de déploiement commercial. C’est précisément pour cela que j'ai rejoint l’entreprise.
M. : Décrivez-nous votre constellation, elle a 25 nanosatellites ?
L.D. : Les 25 nanosatellites que nous avons lancés opèrent à une altitude inférieure à 600 km, en orbite autour de la Terre. Notre spécificité réside dans le fait que les objets connectés à nos satellites ne sont pas en lien constant avec la constellation. Les satellites passent au-dessus de ces objets à une fréquence déterminée. Nos cas d’usage n'exigent donc pas une connexion en temps rée
M. : Alors justement, quels sont ces cas d’usages précisément ?
L.D. : Nous avons développé plusieurs cas d’usage, dont l’un porte sur la prévention des feux de forêt. En partenariat avec Dryad, un acteur allemand, nous avons mis en place des capteurs capables de détecter les variations de concentration en dioxyde de carbone, envoyant ainsi un signal aux pompiers pour prévenir d’un potentiel départ de feu.
Un autre cas d’usage majeur est le suivi des assets. En termes logistiques, ce suivi, qui s’étend à une large gamme d'objets, n'est souvent pas totalement sécurisé. Nous nous distinguons par notre capacité à assurer ce suivi de manière multimodale, qu’il s’agisse d’objets en mouvement, que ce soit sur terre, en mer, etc. Cette aptitude à suivre les objets de manière précise est l’une de nos caractéristiques clés.
M.: Vous entrez donc en phase de commercialisation maintenant que la constellation a été lancée. Vous deviez ouvrir vos services commerciaux le 1er juin, n’est-ce pas ?
L.D. : Nos cycles de vente sont longs, mais nous n'avons pas attendu le 1er juin pour démarrer ces cas d'usages. Cela fait déjà un certain temps que nous travaillons dessus, car il ne suffit pas simplement d'amener la connectivité via les satellites. Il est aussi essentiel de développer les dispositifs au sol qui se connecteront à ces satellites. Chaque cas d'usage nécessite en effet le développement d'un capteur spécifique, car tous les objets ne sont pas identiques.
Notre stratégie s’articule autour du déploiement du programme France 2030. Dans ce cadre, nous devons développer certaines applications sur lesquelles nous travaillons depuis plusieurs mois.
Par exemple, nous suivons des chevaux sauvages en Mongolie. Nous assurons une transmission régulière de messages, mais nous ne sommes pas connectés en permanence. Nos dispositifs consomment très peu d'énergie, ce qui est crucial dans ce cas, car le cheval ne pourra pas recharger son appareil chaque soir. Nous nous positionnons donc sur des cas d'usage qui nécessitent des systèmes résilients et solides, sans exiger une consommation énergétique quotidienne.
M. : Justement, comment vous vous inscrivez, au-dela de cette faible consommation d’énergie, dans une démarche durable ?
L.D. : D'abord, nous avons construit un réseau frugal, tant en termes de consommation d’énergie qu'en nombre d'objets envoyés dans l'espace.
Ensuite, nous répondons à plusieurs cas d'usage qui sont directement liés à l’environnement, ce qui fait partie intégrante de notre mission. Nous travaillons notamment sur un cas d’usage concernant la perte de conteneurs en mer.
Lorsqu’un bateau cargo navigue en mer, il arrive que des conteneurs tombent à l’eau, et leur localisation devient un vrai défi. Pourtant, c'est un enjeu crucial. Grâce à la capacité multimodale de Kineis, nous pouvons effectuer un suivi de ces objets, par exemple, afin de les localiser plus facilement.
M. : Quelle est la durée de vie de vos nanosatellites ?
L.D. : La durée de vie des satellites est limitée à 8 ans. Étant de petite taille, lorsqu'ils arrivent en fin de vie, ils descendent et sont détruits en traversant les couches de l'atmosphère.
M. : Le Salon International de l’Aéronautique et de l’Espace, au Bourget, vient de s’achever. Quel est votre regard sur cette édition ?
L.D. : Il est intéressant de constater que le satellite est redevenu une pièce essentielle dans les secteurs de l'aéronautique et du spatial.
Le deuxième point concerne l'importance de la défense. Bien qu'on ait peu parlé du secteur civil dans ces domaines, la souveraineté reste un sujet central, et Kinéis s'inscrit pleinement dans cette stratégie.
M. : Justement, comment développez-vous des cas d’usage dédiés à la défense ?
L.D. : Dans le cadre de France 2030, nous développons des cas d'usage pour les forces armées françaises, les pompiers et la police. Ces solutions pourraient potentiellement se déployer au-delà de la France, notamment en Europe, et je pense également à l'OTAN.
M. : L'écosystème français du New Space et le spatial plus traditionnel ont-ils les clés pour assurer une souveraineté européenne dans le domaine ? Ou a-t-on besoin de plus que les politiques fassent plus ?
L.D. : Ce qui est crucial, c'est que l'Europe maîtrise l'ensemble des "building blocks", ce qui n’est pas le cas d'autres zones géographiques excepté les États-Unis et la Chine. Même des pays comme le Japon ne maîtrisent pas l'intégralité de la chaîne de valeur, ce qui rend cette question extrêmement importante.
Les événements des derniers mois ont engendré un sursaut bénéfique. La prise de conscience que le spatial est un secteur stratégique, couplée à la concurrence de pays avec des moyens considérables, nous pousse à nous mettre en ordre de bataille.
Ce que la France et l'Europe font particulièrement bien, c’est de permettre à l'écosystème des startups de challenger un secteur spatial qui était auparavant dominé par des acteurs établis. C’est nécessaire car le marché connaît de profondes mutations avec l'arrivée de nouveaux acteurs et des évolutions technologiques. Il est essentiel de préserver notre avantage compétitif, et nous sentons que les États sont prêts à investir pour cela.
M. : Beaucoup d'acteurs du New Space pointent un peu du doigt certaines régulations de l'Europe qui peuvent bloquer l'innovation, notamment le retour géographique, quel est votre regard ?
L.D. : C’est toujours la même question pour l’Europe. Toutefois, le retour géographique dans le new space n’est pas aussi complexe que dans d’autres secteurs, comme l’agriculture, par exemple. Pour l’instant, l’approche reste d’investir et de récupérer.
Je pense aussi que l’urgence de la souveraineté et la situation géopolitique actuelle poussent à des changements significatifs. Par exemple, le rôle croissant de l'Allemagne dans les questions de souveraineté et autres enjeux est un développement nouveau. Et cela me rend optimiste pour l’avenir.
M. : Où voulez-vous emmenez Kinéis dans 5, 10 ans ?
L. D. : Nous souhaitons voir l'entreprise croître, développer de nouveaux cas d'usage et établir des partenariats solides. Notre objectif affiché est de générer environ 100 millions d'euros de chiffre d'affaires d'ici 2030.