L’Europe a compris qu’une nouvelle course à l’armement technologique se jouait. La souveraineté numérique y sera centrale, et c'est juste : elle représente un maillon essentiel pour la protection de notre continent dans une économie mondialisée. Le risque du déclassement global de l'Union européenne est réel si son économie décroche technologiquement.
Mais attention à ne pas transformer cet élan en une célébration de la souveraineté pour la souveraineté. Il faut éviter que le débat ne s'enlise dans une logique purement défensive ou nationaliste, où la priorité absolue deviendrait d'estampiller « européen » tout ce qui se code, s’héberge ou se calcule sur le continent. Car voilà le risque : confondre protectionnisme technologique, et souveraineté par la puissance technologique des entreprises, peu importe les outils utilisés.
Ce que veulent vraiment les entreprises
Nos clients, qu'ils soient publics ou privés, nous adressent un message clair : donnez-nous les meilleurs produits et les meilleures technologies pour rester compétitifs face à nos concurrents américains, chinois et indiens. Ensuite, seulement, ils demandent à ce que ces solutions respectent nos contraintes de sécurité et de souveraineté des données. Privilégier les technologies européennes est judicieux, voire indispensable, dans les domaines stratégiques où la protection des données sensibles l'exige. Mais ériger ce principe en dogme universel serait une erreur. Le numérique est une chaîne de technologies hétérogènes : certaines sont européennes, d'autres non. Imposer que chaque maillon soit européen serait préjudiciable.
Trois raisons de rester lucide
D'abord, dans une économie de marché, les entreprises doivent conserver la maîtrise de leurs choix technologiques. Les autorités publiques ont certes un droit légitime à imposer des restrictions, mais cela doit rester l'exception en cas de menace sécuritaire réelle. Par exemple, dans des secteurs tels que la défense ou l’énergie. Transformer la règle en exception générale revient à entraver la liberté entrepreneuriale.
Ensuite, ayons le courage de reconnaître nos faiblesses technologiques. L'Europe ne domine pas sur tous les fronts, loin de là. Refuser d'utiliser les meilleurs produits simplement parce qu'ils ne sont pas européens, c'est ralentir notre propre compétitivité. Ce serait aussi absurde que de boycotter Apple et Samsung dans la téléphonie en entreprise. Le développement de nos champions technologiques européens doit nous permettre d'exceller sur quelques segments de pointe où, à terme, ce seraient les Américains ou les Chinois qui utiliseraient nos outils. L'objectif n'est pas d'atteindre une autarcie technologique : nous n'en avons aujourd’hui ni les moyens financiers ni la pertinence économique.
Enfin, c'est maintenant que nos entreprises ont besoin de solutions efficaces, pas dans quelques années. Nous ne pouvons pas attendre que des « Airbus du numérique » prennent leur envol. D'ailleurs, regardons honnêtement : combien de projets d'innovation publics qualifiés de « souverains » ont-ils délivré les résultats escomptés ? Les solutions ne passent pas par la création d’entités à la gouvernance complexe, mais par le soutien ciblé aux quelques véritables pépites que nous possédons. Mistral AI et OVHcloud pour la France, ou bien DeepL et Aleph Alpha pour l’Allemagne, en sont les exemples les plus emblématiques. Ces acteurs n'attendent pas une béquille de l'État, mais la liberté d'innover dans un cadre réglementaire stable.
À l’heure où l’IA exige des investissements massifs dans les infrastructures critiques, la souveraineté européenne passe avant tout par la capitalisation. Pour être compétitif, il faut investir des milliards dans les infrastructures critiques : data centers, serveurs haute performance, réseaux de calcul, cloud souverain et modèles fondation. La fragmentation du marché et les règles de concurrence en Europe freinent l’émergence de champions capables de rivaliser à l’échelle mondiale. Pour y parvenir, il faut attirer le capital-risque et adapter notre fiscalité : TVA à 0 % sur les solutions IA, exonération temporaire d’IS pour les entreprises innovantes, et création de zones franches IA. Plutôt que de multiplier les contraintes, taxer les génies du digital ou dépenser un argent public qui manque, misons sur une stratégie ambitieuse pour stimuler l’investissement, retenir les talents et structurer un écosystème compétitif.
Vers un numérique européen pragmatique
La souveraineté numérique n'est pas un but. Elle est un instrument au service d'un vrai objectif : la compétitivité de l'Europe et de ses entreprises à l'échelle mondiale. Cela signifie clarifier le périmètre de ce qui mérite protection (les données critiques, les secteurs stratégiques), stimuler l'innovation européenne sans imposer de contraintes compliquées, et accepter que nos champions technologiques doivent aussi pouvoir s'adapter, évoluer et travailler en écosystème ouvert.
L'Union européenne a une chance de montrer qu'elle peut être souveraine sans être isolationniste, ambitieuse sans être naïve. C'est ce pragmatisme-là qui fera la force de notre continent face aux géants mondiaux. C'est aussi ce que nos entreprises attendent de leurs décideurs.