Ancien de Goldman Sachs, Marc Lesage-Moretti, alias Jokariz, a troqué la finance pour la création de contenu tech et business. À l’occasion de la Paris Creator Week, qu’il organise les 9 et 10 décembre à Station F, il réunit 4 000 professionnels de l’influence et du marketing. Son objectif : faire de Paris un hub mondial de la creator economy et montrer comment ce secteur transforme la manière de créer, communiquer et gagner de l’argent.
Maddyness : La dynamique de croissance de la creator economy se confirme-t-elle en 2025 ?
Marc Lesage-Moretti (Jokariz) : Sur le marché français, on est passé de 6,8 à 8,1 milliards de dollars, soit environ 20 % de croissance. Les projections globales sont confirmées : le scénario intermédiaire prévoit 25 % de croissance annuelle, ce qui signifie un doublement du marché tous les trois ans. Ainsi, le marché européen estimé à 32 milliards en 2025 devrait atteindre 60 milliards en 2028, puis 120 milliards en 2031. La croissance reste donc fulgurante et se confirme cette année.
Maddyness : Quelles sont les grandes tendances économiques de la creator economy ?
Marc Lesage-Moretti (Jokariz) : Il y en a plusieurs mais la première, c'est la multiplication des sources de revenus. Pendant longtemps, les créateurs dépendaient surtout de la publicité des plateformes. Aujourd’hui, 50 % du marché vient des collaborations commerciales. Concrètement, l’argent est versé directement par les marques aux créateurs, hors plateformes. Il y a également une nouvelle monétisation qui se développe : l'influence for equity, qui est une grande tendance actuelle où les créateurs obtiennent une part du capital des marques avec lesquelles ils collaborent.
Parmi les tendances, on retrouve également la production en marque blanche. Les créateurs produisent du contenu pour une marque, mais ce contenu est exclusivement diffusé sur ses canaux. Ce qui leur permet de sortir de leur ligne éditoriale tout en étant mieux rémunérés.
Enfin, l’IA. Plus des deux tiers des créateurs l’utilisent déjà, pour écrire, monter, repérer les moments forts, produire plus vite. Mais cela pose un défi majeur : distinguer le vrai du faux. Les deepfakes, les arnaques ou les contenus générés par IA sans transparence peuvent réduire la confiance des audiences. Une confiance qui doit être impérativement maintenue.
Maddyness : Pourquoi les nano et micro créateurs pèsent-ils parfois autant économiquement que les "méga" créateurs ?
Marc Lesage-Moretti (Jokariz) : Sur les 350 000 créateurs français, plus de la moitié sont des nano créateurs, soit des créateurs disposant entre 1 000 à 10 000 abonnés. À eux seuls, ils représentent 1,4 milliard de revenus. Leur revenu moyen est faible — autour de 7 000 dollars annuels — mais leur poids global est énorme car ils sont très nombreux et très engagés. Beaucoup font de l’UGC (soit du contenu créé par les abonnés et les potentiels consommateurs).
Les micro-créateurs, entre 10 000 à 100 000 abonnés, sont le cœur de l’économie : 4,5 milliards sur les 8,1 milliards du marché français, donc plus de 50 %. Leur revenu moyen est de 45 000 dollars par an presque autant que les méga créateurs (50 000 dollars).
Pourquoi ? Parce que l’argent se concentre dans les collaborations commerciales, qui représentent 50 % du marché mais souvent 80 % des revenus des petits créateurs. Les méga créateurs, eux, tirent encore environ 50 % de leurs revenus de la publicité des plateformes.
Les micro créateurs gagnent donc très bien leur vie car ils touchent des audiences ultra qualifiées. Une collaboration peut valoir très chère, même avec peu de vues. Je fais moi-même des partenariats B2B avec des entreprises comme Qonto : certaines vidéos ne font même pas 10 000 vues, mais ce sont des deals à six chiffres, car le ROI pour la marque est énorme. Ce qui compte n’est pas le nombre de vues, mais qui regarde et la valeur de chaque client potentiel.
Maddyness : La Paris Creator Week a lieu à Station F. Comment s'intègre la Creator Economy dans la French Tech ?
Marc Lesage-Moretti (Jokariz) : Aujourd’hui, la Creator Economy française reste sous-estimée, alors qu’aux États-Unis, elle est pleinement reconnue comme une branche de la tech. Tous les géants s’y positionnent : Google avec YouTube, Meta avec Instagram, Apple avec Apple Podcasts, Amazon avec Twitch, Nvidia avec les cartes graphiques…
Un segment en forte croissance est l’influence B2B : les créateurs de contenus permettent de résoudre un problème majeur pour les ntrepreneurs tech : faire connaître leurs produits et services. Certaines collaborations prennent même la forme d’influence for equity, cédant des parts de leur entreprise en échange de collaborations. Les entreprises tech investissent massivement, comme celles qui paient entre 100 000 et 150 000 euros pour passer sur Legend Business, créé par l'animateur Guillaume Pley, preuve de la rentabilité du format. Les deux secteurs s'intègrent de plus en plus l'un à l'autre.
Maddyness : La creator economy doit-elle encore se structurer ou gagner en légitimité ? Quels sont ses défis ?
Marc Lesage-Moretti (Jokariz) : Je pense qu’en France, il n’y a pas encore une vraie prise de conscience de ce qui est en train de se passer. On l’a vu cette année avec les créateurs auditionnés à l’Assemblée : on avait clairement l’impression de voir deux mondes qui ne se comprennent pas. C’est d’ailleurs pour ça qu’on organise la Paris Creator Week. Il faut absolument que tous les acteurs (grands groupes, entrepreneurs, artistes, politiques, ONG…) se rencontrent, discutent et comprennent qu’ils font déjà partie de ce même écosystème.
Aujourd’hui, la creator economy touche tout le monde. Un grand groupe du CAC40 peut travailler avec des créateurs pour renforcer sa marque employeur. Et à l’inverse, des créateurs utilisent leur influence pour soutenir des causes sociétales ou caritatives comme Jean-Marc Jancovici qui vient expliquer comment utiliser sa visibilité de manière responsable. Donc l’enjeu, c’est vraiment la rencontre et la compréhension mutuelle.
Enfin, l’enjeu majeur, c’est de se structurer pour capter les parts de marché internationales. La France a du talent dans la création, la production, l’accompagnement, l’artistique mais il faut se coordonner pour ne pas laisser cette croissance filer ailleurs. Les créateurs s’internationalisent déjà, leurs agents aussi, les plateformes également. Si on arrive à fédérer cet écosystème, on peut créer énormément d’emplois et de valeur en France.
Maddyness : Enfin, à quoi ressemblera le poids économique des créateurs dans 5 à 10 ans ? Quels sont vos prédictions ? La “mentalité française” peut-elle être un frein à sa croissance ?
Marc Lesage-Moretti (Jokariz) : La question n’est pas de savoir si l’écosystème va grossir : avec une croissance autour de 25 % par an, il va forcément doubler tous les trois ans. Le vrai enjeu, c’est : qui va capter la valeur ? Les plateformes, les créateurs, les agences ? D’autant qu’entre 60 et 70 % des marques font déjà des collaborations avec des créateurs, mais en y consacrant encore peu de budgets alors qu’elles dépensent beaucoup ailleurs, comme en publicité ou en TV. Le transfert massif de budgets vers les créateurs va être l’un des plus grands moteurs de croissance.
Est-ce que la France peut devenir leader ? Aujourd’hui, non. Pas avec l’état actuel des mentalités. On a les talents, la culture, la créativité ; on est même troisième mondial. Mais on reste freiné par un rapport compliqué à l’argent et une faible culture économique. Parler de “creator economy” choque encore certains, comme si ce n’était pas une industrie mais juste de l’art. Or les créateurs travaillent énormément, ont des équipes, créent des emplois, génèrent de la valeur. Il y a aussi beaucoup de tabous sur leur santé mentale ou sur le simple fait de parler de rémunération.
Mais c’est justement parce que tout le monde n’a pas encore compris l’ampleur du phénomène que l’opportunité est énorme. Avec une meilleure éducation économique et une acceptation totale de la professionnalisation du métier, la France a les moyens de prendre des parts de marché et de devenir un acteur majeur à l’international.