L’innovation dans le quantique, longtemps concentrée sur les fondements scientifiques, entre désormais dans une phase d’expansion technologique mesurable. C’est l’une des principales observations de l’étude conjointe publiée ce 17 décembre par l’Office européen des brevets (OEB) et l’OCDE, qui dresse un panorama inédit des dynamiques d’innovation à l’échelle mondiale. Fondée sur l’analyse de 31 700 familles internationales de brevets publiées entre 2005 et 2024, l’étude documente une montée en puissance continue du secteur, marquée par une diversification des applications, une intensification des investissements et l’émergence progressive d’un tissu industriel.

La France dans le peloton de tête européen

Pour Yves Ménière, chef économiste de l’OEB, l’augmentation des dépôts ne traduit pas seulement une intensification de la recherche, mais bien un changement de nature dans l’innovation quantique. "Elle reflète plus généralement une accélération de l’innovation industrielle, car c’est cela que les brevets mesurent : un potentiel industriel dans le quantique à l’échelle mondiale", souligne-t-il.

Si les communications quantiques ont longtemps dominé le paysage, l’informatique quantique a désormais pris la tête en nombre de dépôts de brevets depuis 2022. "La force de croissance principale, c’est l’informatique quantique, fois 20 en 10 ans", précise Yves Ménière. C’est aujourd’hui le principal moteur de l’innovation dans le secteur.

Sur la scène européenne, la France s’illustre tout particulièrement. Avec 334 familles de brevets déposées entre 2005 et 2024, elle se place au troisième rang des pays européens, derrière l’Allemagne et le Royaume-Uni. Elle représente 4 % des brevets mondiaux déposés entre 2020 et 2024, contre 3 % sur la période précédente. Son indice de spécialisation technologique est passé de 0,9 à 1,3, ce qui signifie que la France est désormais plus spécialisée dans le quantique que la moyenne mondiale.

Une tradition scientifique qui porte ses fruits

Cette performance s’explique par des facteurs bien identifiés. "La France participe à la course, principalement en s’appuyant non pas sur des géants de la tech, que nous n’avons pas, mais sur de la recherche fondamentale. Ce sont les pépites de la recherche qui se traduisent dans des startups de classe mondiale", explique Yves Ménière. Le CNRS et le CEA jouent un rôle structurant dans cette dynamique, non seulement en tant que centres de recherche, mais aussi comme acteurs de transfert de technologie. Le CNRS figure au 17e rang mondial des déposants de brevets quantiques, notamment en détection quantique, et le CEA au 19e rang pour l’informatique quantique.

La France bénéficie également d’un socle historique solide en physique et en mathématiques, disciplines clés dans le développement du quantique. L’étude met en avant des startups issues de ces laboratoires d’excellence, souvent cofondées ou portées par des scientifiques de renommée internationale. C’est notamment le cas de PASQAL, cofondée avec Alain Aspect, prix Nobel de physique, ou de C12, issue de l’École normale supérieure. "On voit de vraies synergies. C’est impressionnant à quel point, l’écosystème est très imbriqué", note Yves Ménière, en référence aux liens entre laboratoires publics et entreprises privées.

Cette imbrication donne naissance à un écosystème dense et spécialisé. L’étude recense 89 acteurs quantiques en France, dont 34 % se consacrent exclusivement au secteur, un taux supérieur à celui observé aux États-Unis (20 %). Sur les dix dernières années, la France a financé près de 4 % des entreprises quantiques spécialisées dans le monde et capté 3,1 % des investissements mondiaux.

Un financement public massif, mais insuffisant

Cette dynamique repose encore en grande partie sur l’engagement de l’État. Entre 2021 et 2024, 20 % des financements reçus par les startups quantiques françaises provenaient du secteur public. Par ailleurs, 2,28 % de la R&D publique nationale est dédiée au quantique, soit la proportion la plus élevée de l’OCDE.

Pour Yves Ménière, ce modèle montre ses limites. "Il y a un gap en matière de financement net par rapport aux États-Unis. Aux États-Unis, c’est 27 % des entreprises qui ont reçu des financements, mais elles captent 60 % des montants", rappelle-t-il. En clair : la France manque encore d’investissements privés pour permettre à ses champions technologiques de passer à l’échelle.

La standardisation : un signal faible à suivre pour l’industrialisation

La structuration d’un écosystème de recherche et d’innovation ne suffit pas : encore faut-il qu’il débouche sur une véritable industrie. Si valider l’horizon “2030” souvent évoqué par les acteurs du quantique reste délicat, un indicateur peut néanmoins servir de signal faible : la standardisation.

"On a beaucoup de technologies alternatives, notamment dans l’informatique quantique, mais on remarque que se pose de plus en plus clairement la question de la standardisation. C’est un moyen très puissant de passer à l’échelle", insiste Yves Ménière. En effet, quand on commence à définir des architectures techniques, des protocoles, ou des composants partagés qui permettent de faciliter les partenariats industriels et d’aboutir à des économies d’échelle… C’est qu’on commence à toucher au but et à travailler l’industrialisation. Or, Yves Ménière note que cette logique est déjà intégrée par certaines entreprises françaises. "PASQAL et C12 ont tous deux une stratégie de standardisation", souligne Yves Ménière. Cela passe, par exemple, par leur participation à des groupes de travail internationaux, ou par la conception de technologies compatibles avec des usages transversaux. La standardisation est aussi un indicateur avancé de maturité industrielle. 

Portée par une recherche de haut niveau, des startups ambitieuses et un engagement public soutenu, la trajectoire française dans le quantique illustre ce que peut produire un écosystème aligné sur le long terme.