Tribune publiée initialement le 8 septembre 2021

Quand nous parlons de startup nous prétendons nous comprendre, mais le terme n’a rien de clair. Il décrit la plupart du temps une jeune enterprise (start), qui parce qu’elle est dans le champ des " nouvelles technologies " peut avoir une croissance explosive (up). La notion d’explosivité tout d’abord, est souvent la plus frustrante. Si nous nous donnons un marqueur relativement modeste d’explosivité, nous pourrions parler d’un premier million d’euros de chiffre d’affaires réalisé en moins d'un an ou deux. Il faut alors admettre que ce type de croissance, qui ne fait pas encore galoper avec les fameuses licornes, est bien élusif sous nos climats.

Et contrairement aux idées reçues, quand cette explosivité existe, elle est rarement le fait d’une jeune équipe qui " parce qu’ils ne savaient pas que c’était impossible, l’on fait. " Et quand ce type de croissance existe, on la trouve généralement auprès d’équipes d’entrepreneurs expérimentés, avec un plan à long terme. Pire encore pour le mythe de la startup, ces entrepreneurs ne vont que très rarement s’appuyer sur des technologies de rupture, ou pire… des brevets.

De ce point de vue, on peut considérer les politiques de financement public des startups en Europe comme largement hors-sol. Pour la plupart des incubateurs publics, le critère même du brevet technologique est une condition nécessaire pour être qualifié de startup. Qui n’a pas vu en France, une startup potentiellement intéressante perdre un temps considérable pour nouer un " partenariat de recherche " avec un laboratoire du CNRS sur une techno dont elle n’a pas besoin, pour valider un dossier de financement ?

Cette dissonance est extraordinaire. Des politiciens, aux universitaires, la technologie et plus précisément même, les brevets, sont une condition sine qua non pour parler startup. Le mot clef magique depuis quelques temps est significatif, il ne s’agit même plus de technologie mais de " deeptech " (ce que les personnes âgées comme moi, appellent encore du transfert technologique – et dont on connait le taux de réussite historiquement faible).

J’imagine qu’il faut faire la différence entre les projets bien peu sérieux qui ne font que de la vente en ligne sur téléphone mobile et des porte-étendards issus de nos grandes institutions avec de vraies technologies de rupture. De façon encore plus extraordinaire (si cela était possible), les même décideurs publics continuent à considérer la Silicon Valley comme le modèle d’innovation à suivre ou à battre. Dans cette relation d’amour-haine qui nous lie avec les US, nous retenons très bien les logiques de Stanford, du MIT ou de Berkeley, en rêvant de comment l’X ou le CNRS pourraient finir par contribuer à notre PIB. Mais on oublie la vaste majorité de ce qui a construit le succès de ce marché de l’innovation. Je parle bien sûr des Amazon, Facebook et autres Airbnb.

Dit d’une autre façon, le gros de la capitalisation financière du NASDAQ crée depuis le début des années 2000, provient de startups qui n’ont pas eu besoin de brevets technologiques pour exploser. Encore pire, depuis quelques années, nous voyons arriver des Etats-Unis une nouvelle vague de startups qui se déploient à grande vitesse avec pour seul objet la vente en ligne de produits d’une banalité qui semble affligeante. Nous parlons de rasoirs jetables, de lunettes solaires ou de prescription, du maquillage, ou même (insulte suprême) des matelas de lits  ! Nous aurait-on menti sur la façon dont les licornes naissent ?

Le cas de Casper (le vendeur de matelas) est assez symptomatique : deux entrepreneurs expérimentés, un choix de produit simple et efficace, une stratégie d’accès au marché en direct cassant les circuits de vente habituels, la possibilité d’essayer, de retourner le produit gratuitement pendant 100 jours et un succès foudroyant avec (selon la légende) un premier million de dollars en moins d’un mois et 100 premiers millions de dollars en moins de deux ans. Alors on fait quoi avec ça ? Sommes-nous affligés ou admiratifs ? Casper est-il une startup ou non ? Est-ce de la technologie parce que c’est " juste " en ligne ?

Derrière ce simple qualificatif de startup, se cachent en réalité des questions hautement stratégiques. Faut-il aider des projets qui poursuivent le seul succès économique ? Ou devons-nous continuer à faire le pari de l’utopie technologique face aux Etats-Unis et à la Chine et notre retard bientôt irrattrapable sur l’IA ou les énergies renouvelables ? Quitte à décevoir, je vais devoir proposer une réponse nuancée.

Car non, je ne pense pas qu’il faille favoriser les startups qui font de la vente de matelas aux dépends de celles qui travaillent sur des alliages de nouvelle génération. Je sais simplement qu’elles sont dans le même écosystème et surtout que la réussite de l’une favorisera à terme celle de l’autre. Peut-être mériterions-nous d’avoir notre Space X Européen privé, mais peut-être aurait-il fallu au préalable aider un Amazon? Un PayPal pour un Tesla ? Du coup, la question qui me parait beaucoup plus intéressante serait de savoir pourquoi Spotify (une de nos premières licornes européennes) n’a jamais produit des dizaines d’entrepreneurs expérimentés qui ont lancé des startups dans l’urbanisme ou les soins palliatifs ? Et à mon sens, il y a là un problème majeur à affronter,

S’il y a bien un défaut à pointer dans nos écosystèmes c’est certainement cette volonté à être " intelligents ". Nous créons des biais de filières technologiques pour être stratèges mais nous oublions que l’innovation n’est pas linéaire. Nous résonnons en filière et en silos comme si nos startups étaient des industriels des années 60, sans comprendre l’omniprésence des pivots économiques. Nous évaluons les business plans, les roadmaps produits et les potentiels marchés, mais sans nous demander où seront ces entrepreneurs dans dix ans et surtout s’ils auront toujours envie d’entreprendre.

L’invention, c’est créer des technologies, mais l’innovation c’est changer l’ordre social disait Schumpeter. Dans ce jeu, la façon dont nous définissons ou non nos startups en dit long sur notre capacité à produire et accepter du changement.

Philippe Méda, Innovation Copilots