Les montants levés par les startups ont baissé de 35% dans le monde en 2023, et c’est l’Europe qui enregistre la plus forte baisse avec -45%, selon Pitchbook. En 2023, la FrenchTech a levé un peu plus de 8 milliards d’euros, soit une baisse de 36% par rapport à l’an passé. Si le bilan en demi-teinte de 2023 est relativement consensuel, les fonds de VC voient 2024 à travers le prisme de leur spécialité. Six d’entre eux se sont livrés à l’exercice pour Maddyness.
Pia d’Iribarne (New Wave) : un mélange de casse et de belles réussites
Focus : amorçage, France, UK, US
Secteurs : généraliste software
"Nous sommes optimistes sur la dynamique long-terme. La France a construit un bel écosystème et le moment reste opportun pour créer des sociétés. À plus court terme, nous anticipons de la casse. La plupart des sociétés qui ont levé entre 2020 et 2022 arrivent à la fin de leur cash runway, et si elles ne parviennent pas à relever en 2024, elles vont mourir.
Nous allons continuer à voir de belles levées et les meilleures startups vont très bien réussir, mais les fonds de VC seront plus sélectifs et il y aura probablement une concentration des capitaux.
En termes de secteurs, l’IA devrait rester très porteur, en particulier en France. Il y a un vrai écosystème à Paris avec une concentration de talents autour de sociétés comme Mistral AI ou Poolside."
Reza Malekzadeh (Partech) : la fin de la course à la valorisation ?
Focus : série A, série B, Europe
Secteurs : enterprise application, deeptech, software, fintech & insurtech
"L’année 2023 a été compliquée, mais comme après 2001 et 2008, ceux qui savent traverser les périodes de crise, font la preuve de leur modèle et en ressortent plus solides encore. Les valorisations vont être plus raisonnables, et surtout, les levées vont pouvoir se faire dans des conditions moins pénalisantes pour les startups qui ont réussi à garder des liquidités.
Les acquisitions et IPO devraient reprendre progressivement. Les sorties sont les vrais juges de paix, or, avec les niveaux élevés de valorisation des dernières années, il ne se passait plus rien. Seule la valorisation finale devrait à nouveau compter, les startups ont réalisé que la course à la valorisation intermédiaire était à double tranchant, si elle apporte dans un premier temps de la satisfaction, derrière elle peut coûter du temps et des gens.
Dans les fonds VC, on devrait aussi voir un léger assainissement naturel."
Pierre-Eric Leibovici (Daphni) : la révolution de l’IA est en marche
Focus : amorçage à série A, paneuropéen
Secteurs : nouveaux usages, deeptech et tech for good
"Pendant cinq ans, le taux de sinistralité a été quasiment nul. En 2023, on a commencé à voir les premiers échecs, on l’avait oublié, mais cela fait partie du modèle. Dans le capital risque, on attend un tiers de super succès, un tiers de succès mitigés et un tiers d’échecs. 2023 n’a donc été qu’un retour à la normalité, même si les beaux projets ont continué à lever sur des valorisations assez élevées.
La plupart des sociétés ont été dans l’obligation d’être plus frugales et les boards ont parfois dû arbitrer entre la recherche de croissance et la rentabilité. Celles qui devaient faire des tours de tables rapprochés ont aussi dû prouver qu’elles avaient un burn rate raisonnable.
Pour 2024, nous allons regarder en particulier l’IA générative et les LLM. On a connu les révolutions avec le PC, internet, le mobile et c’est maintenant la révolution de l’IA qui est en marche. Elle va entraîner des ruptures massives dans de nombreuses industries et créer des opportunités que l’on n’imagine pas encore, structurantes pour l’organisation même de l’économie.
La liquidité reste un problème majeur pour le financement de l’innovation. Il faut que l’argent soit réinjecté dans le système et cela passe par des sorties. Or, on a eu deux IPO tech sur le NASDAQ en 2022 et six en 2023, là où certaines années, il y en avait plus d’une centaine. Morgan Stanley estime à 1300 le nombre de sociétés tech candidates à l’IPO. L’absorption du stock risque de prendre du temps."
Charles Cabillic (Épopée Gestion, Xplore) : 2024 pourrait être une très bonne année en région
Focus : early stage, France avec un focus façade Atlantique
Secteurs : entreprises qui créent localement de la valeur économique, écologique et sociale
"Le tissu économique atlantique est très dynamique et n’a pas subi la crise du VC de la même manière que les fonds parisiens. En région, les fonds ont une taille moins importante, et n’ont donc pas fait grossir les valorisations dans les mêmes mesures. Ces dernières années, nous avons eu de plus en plus de dossiers et des dossiers qui correspondaient de mieux en mieux à notre thèse. En revanche, on a constaté en 2023 une qualité des dossiers sensiblement plus faible, avec beaucoup de tentatives de refinancement de sociétés qui avaient du mal à trouver leur modèle.
En 2023, on a remis l’église au milieu de village, en faisant à nouveau de la viabilité du modèle économique le critère principal, laissant quelques startups sur la touche. Mais depuis le dernier trimestre 2023, je vois déjà les signes d’une reprise. Nous avons reçu beaucoup de nouveaux dossiers, plus structurés et pertinents. 2024 pourrait être une très bonne année. Si les choses repartent, attention à ne pas oublier les fondamentaux (équipe, marché, modèle économique viable, valorisation raisonnable), sinon les mêmes causes créeront à nouveau les mêmes conséquences.
En termes de secteurs, le SaaS est passé d’un océan bleu à un océan rouge, en revanche, on voit arriver des choses intéressantes, plus deeptech ou semi-industrielles. Ce sont des dossiers plus complexes qui ont besoin de fonds plus importants. L’idée n’est plus seulement d’accompagner le digital, mais l’innovation au sens large.
Il ne faut pas que les startups qui se lancent aujourd’hui aient peur. Il y a de l’argent sur le marché, certes pas pour tout le monde, mais il y en a. Les règles de l’ESG ont fragmenté le marché, rendant le financement plus facile pour certaines startups et plus difficile pour d’autres."
Thibaut Gimenez (SuperCapital VC) : de l’ère de la croissance à l’ère de l’efficience
Focus : pré-amorçage à série A
Secteurs : agnostique, principalement digital
"Je vois l’année 2023 comme une correction après deux années d’euphorie, plutôt qu’un effondrement. En 2021 et 2022, la dynamique entrepreneuriale a été très forte du fait d’une abondance de liquidités et des nombreuses personnes qui ont lancé des projets entrepreneuriaux. Nous revenons aujourd’hui à des niveaux plus classiques. De plus, l’année est restée globalement bonne sur les levées pré-seed et seed, portées par un soutien des business angels et l’émergence de club deals comme Super Capital. Mais cela n’a pas été simple pour tout le monde. En termes de secteurs, il y a eu de fortes disparités, l’IA et l’impact ont tiré les chiffres vers le haut, tandis que les sujets conso, ecommerce et software traditionnel ont souffert.
Cette tendance devrait se maintenir en 2024 et même s’accélérer. Les fonds ont de l’argent (la dry powder) et une potentielle légère baisse des taux pourrait aider. Les séries A pourraient repartir au second semestre ou début 2025, beaucoup de fonds ont été levés en 2021 et 2022 et n’ont pas encore été déployés. Sur les séries A, j’anticipe des levées réduites en nombre, mais plus importantes en montant avec des logiques de M&A. Une sélection naturelle va se faire et des leaders vont émerger avec des rapprochements de startups à des niveaux de plus en plus early stage. C’est une tendance que nous constatons déjà.
En termes de secteurs, l’IA va continuer à tirer le marché. J’anticipe notamment une révolution importante dans certaines industries comme le divertissement (jeux, vidéo, asset visuels) ou les innovations pour transformer les déchets en énergie décarbonée. La vague de création de nouveaux SaaS devrait se tasser un peu, pour laisser davantage l’IA s’intégrer dans les SaaS existants ou les process internes. Enfin, avec la montée en puissance de l’IA, le sujet de la cybersécurité va continuer à prendre de l’ampleur.
Après deux décennies où la croissance était le leitmotiv, je pense que nous entamons une transition vers l’ère de l’efficience. L’idée, tant au niveau des entreprises que de la société, va être de réussir à faire autant, mais avec moins, à tous points de vue."
Gauthier Lalande (MH Innov’) : la viabilité des business model va être critique
Focus : amorçage
Secteurs : santé
"Nous avons commencé à investir en 2018, et aucune des entreprises dans lesquelles nous avons investi n’a encore fait défaut, mais cela me semble illusoire de penser que nous passerons encore 2024 sans perdre de startups.
En 2023, les investissements sont devenus plus compliqués, même si cela s’est moins ressenti sur la partie amorçage. Il y avait encore beaucoup de startups et beaucoup de choix, mais c’est nous qui avions des exigences plus élevées, notamment sur le sujet de la rentabilité. En 2024, nous continuerons à maintenir notre attention sur ce point et nous pousserons à la rentabilité les startups qui sont déjà dans notre portefeuille.
Jusqu’à mi-2022, les startups étaient en position de force, il fallait se décider très rapidement pour investir. Le rapport s’est inversé, et hormis certaines exceptions, les startups doivent depuis convaincre les fonds. Sur le premier semestre 2024, la situation devrait rester la même et je n’anticipe pas de changement radical au second semestre. Concernant le montant des levées, les meilleures startups vont continuer à lever des sommes très importantes.
En termes de secteurs, nous allons regarder de près les sujets de la médecine prédictive, comme partout l’IA va prendre une place conséquente. Sur le secteur de la santé, le sujet du business model viable va être critique. On voit de supers idées sur les sujets de la santé mentale ou de la santé féminine par exemple, mais il y a encore un vrai problème de business model."