France Deeptech a fêté ses un an. Créée pour fédérer les acteurs de la deeptech, au service des startups, France Deeptech publie 15 recommandations et 51 actions concrètes pour accélérer la croissance de l’écosystème en France. Ces pistes sont nées des réflexions de quatre groupes de travail. Sur la commande publique, le transfert technologique, le financement et la réglementation du vivant, France Deeptech s’attache à donner des recommandations faciles à suivre et le moins coûteuses possibles. 

Clarifier la vision stratégique de l’Etat pour une organisation industrielle et technologique souveraine, développer une offre bancaire adaptée aux besoins de la deeptech, notamment en termes de longévité, travailler sur la gouvernance des startups du secteur ou encore transformer France 2030 en France 2050… voici quelques-unes des pistes données par France Deeptech. 

Car si la France a des atouts, talents, recherches, capacités d’exécution, elle ne profite pas des mêmes financements que les startups américaines par exemple. Entretien avec Michel de Lempdes, président de l’association France Deeptech et managing partner de l’activité venture d’Omnes. 

Maddyness : Pourquoi avoir lancé France Deeptech quand d’autres acteurs, déjà bien installés, peuvent représenter les startups de la deeptech comme France Digitale ou Start Industrie ? 

Michel de Lempdes : L’idée n’est pas venue de nous. Chez Omnes, pour la partie venture capital, nous investissons dans la deeptech. Pourtant, aucune de nos startups n'adhèrent à des structures comme France Biotech, France Industrie ou France Digitale. Nous investissons dans plusieurs domaines clés : la décarbonation (production d’énergie décarbonée et solutions pour décarboner l’industrie, notamment avec des acteurs comme Gourmey), les technologies visant à capturer le carbone atmosphérique, les secteurs stratégiques pour notre souveraineté (cybersécurité, drones, quantique, spatial), ainsi que l’intelligence artificielle, particulièrement dans ses applications en santé, comme la découverte de nouveaux médicaments, ce qu’on appelle la tech bio.

Sur une vingtaine de sociétés, aucune n’était affiliée à un corps intermédiaire, ce qui est regrettable car elles n’avaient pas de structure pour les représenter.

Pour mieux appréhender le contexte, nous avons échangé avec d’autres fonds spécialisés en deeptech, tels qu’Elaïa, Jolt, Innovacom, ou Supernova Invest, avec lesquels nous co-investissons régulièrement. Ils partageaient le même constat. En discutant avec les entrepreneurs, plusieurs raisons sont revenues : « Nos problématiques sont spécifiques : production, propriété intellectuelle, recrutement de talents scientifiques. Nous travaillons souvent sur des sujets régaliens où l’intervention de Bercy peut être un frein… »

Plutôt que de créer une instance distincte pour chaque secteur (cybersécurité, New Space, quantique, etc.), nous avons choisi de rassembler ces startups. L’objectif était de peser davantage, de formuler des recommandations cohérentes, et d’agir en tant que véritable corps intermédiaire, ce qui nécessitait d’atteindre une certaine masse critique.

Nous leur avons expliqué que leurs spécificités pouvaient devenir un point d’union. C’est ce constat de départ qui nous a guidés. Nous avons travaillé pour fédérer ces startups au-delà de leur diversité sectorielle, en mettant en avant la science, sans laquelle aucune innovation n’est possible, et en associant dès le départ les fonds d’investissement spécialisés en deeptech.

Depuis, nous avons élargi ce réseau à des fonds qui ne sont pas exclusivement focalisés sur la deeptech, comme Partech ou Isaï. Aujourd’hui, un an plus tard, nous comptons plus de 300 adhérents, ce qui montre qu’il y avait une véritable nécessité. Ces startups ne trouvaient pas leur place dans l’offre existante, et notre rôle est simplement de les représenter.

M: Vous accueillez désormais des corporates dans l’association. Que peuvent-ils apporter ? Pourquoi les inclure ? 

M.d.L.: Cette question s’est posée dès le départ. Nous savions qu’il était indispensable d’intégrer la science, la recherche, des institutions comme le CNRS et le CEA. C’est d’ailleurs remarquable de constater que nous avons réussi à rassembler presque toute la recherche publique française, ce qui répondait à une véritable demande, à mon avis. Les startups et les financeurs étaient également des évidences. Puis, la question des corporates s’est imposée. Nous avons hésité, tout en étant conscients que certains jouaient déjà le jeu de l’open innovation.

Nous avons d’abord commencé avec nos trois premières catégories : recherche, startups, financeurs. Mais aujourd’hui, avec notre taille actuelle, il devient pertinent de nous tourner vers les grands groupes pour deux raisons principales.

D’une part, ils peuvent contribuer au financement de l’association, qui reste dédiée aux startups et non au service des fonds ou du monde de la recherche. D’autre part, même pour les jeunes pousses de la deeptech, il existe un enjeu crucial autour des commandes publiques, mais aussi des commandes privées.

La présence de corporates dans nos thématiques est essentielle, car ils représentent des débouchés naturels pour ces startups. Certaines deeptechs, particulièrement celles qui nécessitent des équipements ou une production complexe, ont des cycles de développement plus longs. Cela rend les commandes publiques et privées d’autant plus importantes. En intégrant les corporates, nous souhaitons faciliter ces opportunités, et nous sommes très heureux d’avoir convaincu Thalès, notre premier grand groupe partenaire. J’espère que d’autres suivront rapidement !

M.: Quels sont vos objectifs pour 2025 ? 

M.d.L.: Actuellement, nous comptons 300 membres, répartis en deux tiers d’entrepreneurs et un tiers de fonds et d’acteurs de la recherche. Parmi nos membres, nous avons également des acteurs institutionnels comme Bpifrance. Notre objectif est d’atteindre 500 membres d’ici 2025. Nous sommes particulièrement encouragés par l’intérêt croissant des fonds d’investissement pour la deeptech.

L’année passée, nous avons organisé 4 événements majeurs ainsi qu’un grand nombre de webinaires. Ces webinaires visaient à former notre base d’entrepreneurs sur des thématiques très précises, souvent techniques, comme les brevets ou les démarches pour dialoguer avec Bercy et éviter que le ministère bloque des initiatives avec des acteurs étrangers. Au total, nous avons mené plus d’une dizaine de ces formations.

Pour 2025, nous avons plusieurs objectifs. Nous souhaitons continuer à proposer ces formations techniques, tout en renforçant notre offre d’événements, notamment en les développant au niveau régional. Nous prévoyons également de poursuivre la formation de la communauté des investisseurs. Investir dans un fonds deeptech ou biotech reste un exercice complexe qui nécessite de se maintenir constamment à jour, et nous voulons les accompagner dans cette démarche.

« La deeptech nécessite une vision de long terme »

M. : À l’occasion de vos un an d’existence, vous avez publié 15 de vos recommandations et 51 actions concrètes, à l’attention des pouvoirs publics mais pas seulement, pour accélérer la croissance de l’écosystème en France. Elles sont le fruit du travail de 4 groupes de réflexion composés de membres de l’association. Quelle est, à vos yeux, la plus importante ? 

M.d.L. : Dès le départ, nous avons sollicité nos membres pour identifier les sujets qui leur paraissaient les plus importants. Parmi eux, quatre thématiques clés ont émergé : le financement, la commande publique, la réglementation du vivant et le transfert technologique. Nous avons voulu éviter de simplement répéter ce qui a déjà été dit ou de formuler des propositions trop abstraites. L’objectif était de partager des idées très concrètes, peut-être moins ambitieuses en apparence, mais immédiatement activables. Nous avons également veillé à ne pas tomber dans une posture de plainte ou de revendication systématique.

Pour moi, l’enjeu central, c’est France 2050. La deeptech est au cœur de questions cruciales, touchant à la souveraineté, à notre modèle social, à l’emploi et à la compétitivité de notre économie. Nous sommes engagés dans une compétition mondiale, où les grandes puissances comme les États-Unis ou la Chine allouent des montants significatifs à ces actifs stratégiques. Nous ne demandons pas nécessairement d’investir davantage, mais de maintenir ces investissements de manière cohérente et pérenne.

Deux écueils doivent être évités : le saupoudrage des moyens, qui dilue les efforts, et les politiques de type "stop and go". Nous avons France 2030, mais après ? Rien ? Ces sujets nécessitent une vision de long terme. L’approche de l’État doit être continue et stratégique.

Il est essentiel d’analyser ce qui a fonctionné avec France 2030, car beaucoup de choses positives en ont découlé. En s’appuyant sur ce bilan, il faut penser à créer un France 2050. Dans des secteurs comme le spatial, un effort de cinq ans ne suffit pas. Les grandes puissances mondiales ne raisonnent pas sur des horizons aussi courts. Ce qui importe le plus, à mes yeux, c’est la constance et la pérennité de l’engagement de l’État dans le soutien à cette filière.

M. : Mais est-ce à l’Etat d’assumer ce rôle de financeur et pas à d’autres acteurs, comme les banques que vous interpellez d’ailleurs dans vos recommandations ? 

M.d.L. : C’est une combinaison. Prenons l’exemple des États-Unis : la NASA a soutenu SpaceX non pas à travers des subventions, mais en passant des commandes publiques via une agence étatique. Sans ce soutien initial, SpaceX n’aurait probablement pas vu le jour. C’est une approche qui mérite réflexion.

Ainsi, oui, il doit y avoir un soutien étatique, mais je pense qu’il est possible d’optimiser la manière dont il est apporté. Ce soutien devrait être combiné avec des commandes privées pour créer un écosystème équilibré et dynamique. Cependant, sur certains sujets régaliens, comme le spatial, la présence de l’État est cruciale. Elle rassure les acteurs privés, qui se sentent plus en confiance pour investir lorsque l’État s’engage à travers des commandes publiques initiales.

M. : Vous avez aussi travaillé notamment sur la “réglementation du vivant”. Quelle est votre stratégie pour porter ces recommandations et les faire appliquer ? 

M.d.L.: C’était un groupe très intéressant, véritablement porté par les entrepreneurs. L’objectif est d’aller à la rencontre du Ministère de la Recherche pour leur présenter des préconisations concrètes, notamment sur le fonctionnement de l’EPSA, l’autorité de régulation européenne pour l’alimentation.

Ces propositions sont très pratiques : par exemple, veiller à ce que la demande d’un document complémentaire ne bloque pas l’analyse d’un dossier en cours. Bien que je connaisse peu le fonctionnement du monde administratif, cette mesure ne me semble ni irréaliste ni difficile à mettre en place.

« L’Europe doit s’engager dans des fonds de growth » 

M.: Quand on se projette, on parle de souveraineté, de faire émerger la deeptech, le cadre, est-ce la France ou l’Europe ? 

M. de. L. : Évidemment, c’est l’Europe qui joue un rôle central. De nombreuses initiatives se développent à l’échelle européenne. Tout d’abord, l’ESA, qui résulte de l’association des pays européens, semble avoir modifié son approche pour s’inspirer davantage du modèle de la NASA en passant plus de commandes, y compris auprès des startups. C’est un changement récent et très prometteur.

Cette démarche reflète le pragmatisme anglo-saxon : si les startups échouent, elles auront malgré tout stimulé la concurrence et poussé les grands acteurs à être plus performants, ce qui est une victoire en soi. Et si elles réussissent, elles deviennent de nouveaux acteurs qui enrichissent le marché et renforcent la concurrence. C’est un premier exemple concret de ce changement de mentalité.

Je constate également des avancées au niveau de l’EIC (Conseil Européen de l’Innovation). Les montants alloués à la deeptech augmentent significativement et s’adaptent mieux aux besoins des startups. Alors qu’au départ les soutiens prenaient principalement la forme d’obligations convertibles, l’EIC investit désormais aussi en equity. De plus, les délais de prise de décision se raccourcissent, ce qui est essentiel pour accompagner les startups efficacement. Il faut évidemment continuer à renforcer cette initiative.

Enfin, l’Union européenne a récemment donné des mandats au Fonds Européen d’Investissement (FEI) pour qu’il investisse dans des fonds dédiés à la deeptech. Cela concerne des domaines stratégiques comme la cybersécurité, le spatial et même la défense. Cette évolution reflète une réelle prise de conscience à l’échelle européenne. Certes, on aimerait que les choses aillent encore plus vite ou plus loin, mais ces progrès sont significatifs et méritent d’être salués.

Il reste néanmoins des compléments nécessaires au niveau national. Avec les moyens dont elle dispose, l’Europe devrait également s’engager dans le financement de fonds de growth, car elle en a la capacité et le volume.

M. : Avez-vous cette volonté d’étendre l’association à l’international ? 

M.d.L. : Le sujet est clairement européen. Lorsque nous avons créé l’association, nous avons fait preuve de pragmatisme en réunissant les startups, le monde de la recherche et les investisseurs, et en procédant étape par étape. Nous savions que si nous avions tenté de lancer un projet à l’échelle européenne dès le départ, nous serions probablement encore en train de discuter de statuts et de gouvernance. Cependant, notre ambition reste résolument européenne, tout comme celle de ne pas nous concentrer uniquement à Paris.

Nous attachons une grande importance à intégrer des entreprises issues du tissu industriel français. Cela se reflète dans la réalité : de nombreuses sociétés deeptech développent des capacités de production en dehors de la région parisienne, et nous nous en réjouissons.

En 2025, nous souhaitons entamer une première phase d’expansion européenne, en commençant par un pays, pour avancer progressivement. Je ne peux pas encore vous dire lequel, car nous n’avons pas encore pris de décision définitive. Notre objectif est de partager nos expériences pour accompagner la création d’entités similaires à France Deeptech dans d’autres pays. Et pourquoi ne pas envisager, à terme, de rassembler ces entités au sein d’une sorte de holding « Europe Deeptech » ? Cependant, je reste convaincu que les petites structures permettent d’avancer plus vite.

L’idée est de dire à un autre pays : voici ce que nous avons réalisé, allons rencontrer ensemble les fonds d’investissement, les startups, le monde de la recherche de ce pays. Présentons-leur notre parcours et les étapes que nous avons suivies. Nous pourrions même les soutenir financièrement pour les aider à créer leur propre association, avant de passer à un autre pays. Ce modèle progressif nous semble le plus efficace.

M. : Quelles sont les forces de la France en deeptech ?

M.d.L.: Nous disposons d’une recherche d’une qualité exceptionnelle, reconnue à l’échelle mondiale. Ce n’est pas un hasard si des entreprises comme Google ou Meta choisissent d’investir en France lorsqu’il s’agit de développer l’intelligence artificielle. Nous bénéficions également de talents remarquables. Cependant, le point faible réside dans le fait que nos entreprises n’investissent pas suffisamment en R&D.

Un autre élément très intéressant est la qualité croissante de nos entrepreneurs. Aujourd’hui, ils présentent deux atouts supplémentaires par rapport à il y a vingt ans. D’une part, ils sont issus des parcours les plus prestigieux et sélectifs en France, ce qui constitue une excellente base. D’autre part, nous voyons apparaître de plus en plus de multi-entrepreneurs qui se tournent vers la deeptech, enrichissant ainsi l’écosystème.

Enfin, l’échec est désormais valorisé. Si une startup échoue, cette expérience peut tout de même être mise en avant et considérée comme un atout. C’est une évolution récente mais très positive.

Une recherche de qualité et des entrepreneurs talentueux : ce sont là les deux piliers sur lesquels nous nous appuyons.

L’intelligence artificielle, moteur de la deeptech

M.: En tant qu'investisseur, quel est le sujet le plus porteur dans la deeptech ?

M.d.L.: C’est l’intelligence artificielle qui domine. Nous avons publié un baromètre sur les levées de fonds deeptech en Europe, et les résultats montrent une hausse de 18 % en 2024 par rapport à l’année précédente, avec l’IA comme principal moteur. À l’échelle européenne, l’IA représente environ 33 % des levées deeptech. Certes, certaines méga-levées peuvent légèrement biaiser les statistiques, mais, dans l’ensemble, elle se place en tête.

Derrière l’IA, on retrouve la biotech, qui représente 25 % des levées.

L’intelligence artificielle est incontournable : personne ne peut ignorer son potentiel en termes de gains de productivité. Par ailleurs, les sujets régaliens tels que le spatial, la cybersécurité et la défense jouent également un rôle important dans la dynamique de la deeptech. Ces secteurs sont en pleine résurgence.

M.: L’IA n’écrase-t-elle pas tout ? Ne faut-il pas mettre en avant d’autres sujets comme le quantique ou la blockchain ? 

M.d.L.: Lorsqu’on parle d’intelligence artificielle, il faut considérer toute la chaîne. Tout commence avec les composants, notamment les semi-conducteurs. Financer cette industrie est extrêmement capitalistique, et relève pleinement de la deeptech. De même, si l’on s’intéresse au quantique, cela représente également un secteur intégralement deeptech. Ce premier maillon de la chaîne est donc fondamentalement orienté vers des technologies de pointe.

Le deuxième maillon concerne les grands modèles d’IA, comme les LLM (Large Language Models). Leur développement et leur entraînement nécessitent des ressources considérables, tant en termes de capital que de compétences techniques. Là encore, on reste dans l’univers de la deeptech.

Le troisième maillon, qui attire actuellement beaucoup d’attention, concerne l’aspect applicatif de l’IA. Cela s’explique parce que ces applications sont plus concrètes et directement perceptibles pour le grand public. Les startups développant des solutions d’IA adaptées à des secteurs spécifiques fonctionnent souvent comme des SaaS, ce qui les rend attractives non seulement pour les investisseurs deeptech, mais aussi pour ceux qui ont un profil plus généraliste.

Enfin, le dernier maillon de la chaîne est celui des infrastructures. L’intelligence artificielle nécessite des data centers, ce qui nous ramène au premier maillon: les semi-conducteurs.

L’intelligence artificielle applicative, par sa nature plus tangible, capte l’attention de ceux qui s’intéressent moins aux aspects technologiques. Elle agit comme un moteur, tirant avec elle le reste de la chaîne, des semi-conducteurs aux infrastructures, en passant par les modèles d’IA. Cela crée un écosystème cohérent, où chaque maillon est interconnecté.