La digitalisation de l’industrie ne fait plus débat : les usines se sont équipées de logiciels spécialisés à chaque étape de la chaîne, de la conception à la production, en passant par l’approvisionnement.. Pourtant, cette numérisation n’a pas encore tenu toutes ses promesses. Les outils, souvent développés indépendamment les uns des autres, ne communiquent pas entre eux. Résultat : un océan de données fragmentées, des doublons, des erreurs et des potentielles pertes de temps considérables.

« Dans une entreprise, il est vital d’avoir le bon composant au bon moment. Or, faute d’interopérabilité, nous devons nous battre régulièrement  pour compenser des imprévus », observe Bruno Bouygues, président de GYS. Le dirigeant, à la tête d’un groupe industriel spécialisé notamment dans les solutions de soudage, compare la situation actuelle aux balbutiements du web dans les années 2000. « Tout était encore artisanal, rien n’était standardisé. Aujourd’hui, nous en sommes exactement là pour les logiciels industriels », explique-t-il.

Le casse-tête de l’interopérabilité

Dans une usine, cohabitent des machines de générations très différentes : certaines datent de plusieurs décennies et ne disposent d’aucune connectivité, quand les plus récentes sont déjà pensées pour l’ère de l’IA et des API. Ce mélange rend la mise en réseau particulièrement complexe. « Imaginez un bureau où coexisteraient des machines à écrire, des ordinateurs des années 90 et des PC dernier cri. Voilà le quotidien des ateliers industriels », illustre Bruno Bouygues.

À cette hétérogénéité s’ajoute une culture logicielle historiquement tournée vers les systèmes fermés. « Les ERP et logiciels de gestion utilisés par les industriels ont souvent été conçus il y a vingt ans, à une époque où l’interopérabilité n’était pas une option », rappelle Bertier Luyt, cofondateur d’Adesio, une startup spécialisée dans la relation entre clients et fournisseurs de composants électroniques. 

Résultat : les données circulent encore à coups de fichiers Excel copiés-collés et de PDF envoyés par e-mail — comme autrefois les fax. Une perte d’efficacité coûteuse, que les acheteurs subissent au quotidien. « Un responsable achats passe son temps avec deux écrans : à gauche vingt onglets ouverts chez ses fournisseurs, à droite son ERP, sa boite mail et un tableur Excel pour essayer de décider. C’est laborieux et source d’erreurs », décrit-il.

C’est précisément ce problème qu’Adesio cherche à résoudre avec son logiciel Smart Supply Manager. La startup connecte en temps réel les catalogues des fabricants et distributeurs de composants électroniques aux ERP de leurs clients. Grâce aux API, les acheteurs disposent d’une visibilité en temps réel sur les stocks, les délais et les prix. « Notre vision, c’est d’aller vers un standard de format d’API produit, qui pourra être exploité aussi bien par les ERP que par les CRM, les outils de gestion ou de conformité », insiste Bertier Luyt.

Des freins culturels plus que technologiques

Pourquoi ces solutions, pourtant existantes, peinent-elles à s’imposer ? Les coûts d’investissement ne suffisent pas à expliquer la lenteur du mouvement. « Le principal frein, ce sont les habitudes », estime Bruno Bouygues. « Les équipes savent travailler avec leurs tableurs et leurs systèmes, même si ce n’est pas optimal. Changer de méthode, c’est accepter de sauter dans le vide », ajoute-t-il.

Les crises récentes ont pourtant montré les limites de ce statu quo. Pendant la pandémie de Covid, les pénuries de composants électroniques ont paralysé des chaînes de production entières. « Nous avions tous des stocks dormants que nos voisins auraient pu utiliser, mais personne ne savait qui détenait quoi », se souvient Bruno Bouygues. Là encore, l’interopérabilité aurait pu faire la différence.

Côté sécurité, le partage de données reste une source de craintes. Mais l’usage des API permet de limiter les risques. « Une API ne donne pas accès à l’ensemble du système, seulement à l’information utile, comme la disponibilité d’un composant », souligne le dirigeant.

Vers des standards européens ?

Au-delà de la productivité, la question devient stratégique. Car derrière l’échange de données industrielles se joue aussi un enjeu de souveraineté. L’Europe accuse un retard sur l’Asie ou les États-Unis, où les écosystèmes intégrés dominent déjà le marché. « L’industrie a manqué le tournant de la standardisation numérique. Aujourd’hui, nous devons impérativement définir un langage commun, faute de quoi nous resterons dépendants de solutions étrangères », prévient Bruno Bouygues.

Les API pourraient être ce langage universel. « Notre conviction , c’est que demain, tous les catalogues de produits et services B2B seront accessibles via API. Cela permettra d’agréger des données en temps réel, de mieux anticiper les besoins et d’assurer la traçabilité », anticipe Bertier Luyt. Les applications potentielles sont multiples : conformité réglementaire, suivi des bilans carbone, sécurité d’approvisionnement, gestion des tarifs douaniers…

Pour les industriels français et européens, le temps presse. « Une usine qui ne modernise pas ses systèmes perdra en compétitivité et disparaîtra à terme », alerte Bruno Bouygues. Mais la transition ne se fera pas en un jour. Remplacer l’ensemble des machines prendra encore des décennies. « C’est un marathon, pas un sprint. Mais chaque pas vers plus d’interopérabilité est un gain immédiat en efficacité et en sécurité », conclut-il.